Trois
ponts
Jean Arasse raconte
:
« Le mardi
19 décembre, vers 16 heures, je me trouvais dans les environs
de l'hôtel Beau-Site. Nous avons vu déboucher du viaduc,
une voiture semblable à une « Jeep », conduite par
des allemands.
Le petit Michel Nicolay, que je connaissais fort bien, courait sur la
route. Un soldat qui se trouvait dans l'auto, se leva et ouvrit le feu
sur le gosse, avec une mitraillette. L'enfant poursuivit sa course.
Sans doute n'était-il que blessé. L'Allemand furieux,
sauta hors du véhicule et poursuivit le garçonnet en continuant
à tirer. Je vis le petit Michel tomber. A mon tour, je me sauvai
pour me mettre à l'abri. On retrouva plus tard le corps de la
jeune victime. La tête ne tenait plus au tronc que par un lambeau
de chair. On suppose que l'ignoble assassin acheva l'enfant en s'efforçant
de lui trancher la tête .
Lorsque les Allemands entrèrent à Trois-Pont par le viaduc,
au confluent de la Salm et de l'Amblève, ils se précipitèrent
dans les maisons et en chassèrent tous les habitants. Ils les
poussèrent sur la route et les mitraillèrent.
Un SS, qui s'exprimait assez correctement en français avoua qu'il
était Gantois.
« On a dit », ajouta-t-il, « que nous étions
des barbares. Maintenant vous allez vous en apercevoir. »
Comme pour justifier ces paroles, les S.S. allaient de maison en maison.
Ils arrivèrent ainsi jusqu'à l'habitation de M. Habotte.
Là, environ deux cents personnes furent groupées sur la
route, prêtes pour le massacre. Mme Habotte qui possédait
quelques rudiments de la langue germanique implora l'officier. Elle
tenait dans ses bras un enfant de 5 ans. Elle pleura et parvint--l'exception
doit être soulignée--à attendrir quelque peu le
chef des bourreaux. « C'est bon, dit-il d'une voix rude, ce ne
sera pas pour aujourd'hui. »
Le lendemain, heureusement les Américains refoulèrent
les Allemands au-delà du viaduc et les deux cents personnes marquées
pour l'abattoir purent se sauver.
Les Allemands n'occupèrent Trois-Ponts que pendant deux jours.
La ville resta longtemps à la pointe extérieure du front
dans le secteur nord. C'était en quelque sorte un « no
man's land ». Les belligérants tenaient les hauteurs de
part et d'autre de la ville. Les tirs d'artillerie occasionnèrent
de graves dégâts aux habitations. Sur les 240 maisons de
Trois-Ponts, 74 ont été détruites par les obus,
80 endommagées et 25 incendiées. »
Stavelot
Ce témoignage
est dû à Mr Antoine Burniaux, secrétaire communal
en 1945 et qui était présent sur place au moment des faits.
« Lorsque,
le lundi 19 décembre, vers 7 heures du matin, ils sont arrivés
au vieux Pont, jeté sur la rivière, ils furent reçus
(les Allemands) par les Américains. On se battait dans la ville
basse, mais les défenseurs ne devaient pas être très
nombreux. Au contraire, les Allemands étaient vraiment en force.
C'étaient des tanks lourds qui dévalaient la côte
du vieux château.
S'ils étaient bloqués au pont, c'est que le tablier n'en
était pas assez large. Certains, cependant, se hasardèrent
à le traverser et pénétrèrent ainsi à
Stavelot. Ils se dirigèrent alors vers Trois-Pont. Les ponts
qui donnent leur nom à la localité étant détruits,
ils rebroussèrent chemin et partirent vers Coo, qui est une dépendance
de Stavelot, vers La Gleize et vers Stoumont, où, dès
lundi après-midi, de sérieux combats étaient livrés.
Je suppose, mais sans pouvoir l'affirmer, que les tanks allemands ont
été attaqués dans cette région par l'artillerie
alliée.
La nuit de lundi à Mardi, de nombreux chars ont encore pénétré
dans Stavelot et se sont arrêtés rue Neuve, où j'habite.
Ils ont mitraillé un certain nombre de maisons. En débouchant
de cette dernière rue, un des chars allemands a été
détruit et ses occupants tués par la décharge d'une
pièce américaine installée rue Chaumont, juste
contre l'habitation de Mr le Bourgmestre. Ce dernier a été
témoin du fait. La bataille a causé à la ville
de gros dégâts. Des quartiers entiers ont été
détruits par l'incendie ou par les obus. Rares sont les immeubles
qui n'ont point souffert.
Mais venons en aux atrocités, aux massacres, dont se rendirent
coupables les nazis. Route de Trois-Pont, les allemands ont regroupé
vingt personnes, hommes, femmes et enfants, et les ont froidement abattues.
Parmi les victimes de cette fureur, je puis vous citer les membres de
la famille Legaye-Crismer, qui ont presque tous été exterminés;
M. et Mme Prosper Legaye, leurs deux enfants et leur petite-fille; Mme
Maurice Rouxhet-Vissers et ses quatre enfants; Mme Prince René
et ses trois enfants.
Au hameau de Parfondruy, vingt-quatre personnes ont été
tuées, dont deux femmes enceintes qui étaient près
de s'accoucher. A Ster et Renardmont, des faits analogues se sont déroulés.
A Renardmont par exemple, les Boches ont rassemblé une douzaine
de personnes, les ont mitraillé et les ont brûlées.
J'ai vu personnellement les restes informes de ces malheureux.
Sur la route de Coo, une quinzaine d'habitants ont été
exterminés.
Plus de cent trente personnes ont été massacrées
dans la région. »
Mr Antoine Burniaux
cite au passage quelques actes de dévouement et de courage. Il
parle, par exemple, de Mr Alfred Buche, qui fit baisser les eaux de
l'Amblève en manœuvrant les vannes de la Centrale électrique.
De cette façon, les habitants, qui étaient emprisonnés
entre les Allemands et la rivière, purent traverser le cours
d'eau à gué. Mais Mr Buche, tandis qu'il accomplissait
son œuvre, était sous la surveillance des Allemands installés
de l'autre côté de la rivière. Il lui fallut, pour
réussir ainsi son assèchement partiel de l'Amblève,
beaucoup de courage et de sang-froid.
D'autres témoins parlent aussi de la tuerie de Stavelot.
Le témoignage par exemple de Mme Maurice Grégoire, seule
rescapée, avec ses enfants, de l'une des tueries :
« Nous nous
étions réfugiés chez Mr Legaye car sa maison possède
les meilleures caves du voisinage. La bataille faisait rage, les obus
sifflaient au-dessus de la route. Les Allemands arrivaient. Nous étions
vingt-trois cachés dans l'une des caves. Comme le chien de Mr
Legaye aboyait, nous fûmes forcés, pour ne pas déceler
notre présence aux envahisseurs, de sacrifier la pauvre bête.
Les Allemands passaient. Vers 19H30, un d'entre eux a lancé une
grenade dans notre cave. Personne n'a été blessé,
mais la fumée a failli nous asphyxier. Nous nous sommes alors
sauvés dans les caves voisines, car ces sous-sols sont très
vastes. Une deuxième grenade a été lancée,
et j'ai été blessée à la jambe.
Les Allemands ont crié par le soupirail : « Heraus ! »
Comme je parle un peu l'allemand, mes compagnons m'ont alors prié
d'intervenir pour avertir les envahisseurs que nous étions des
civils. Je suis alors sortie avec mes deux enfants. L'un a cinq ans
et l'autre un an et demi.
J'ai montré mes blessures aux soldats et leur ai dit qu'il n'y
avait pas d'Américains dans la cave. Ils ont haussé les
épaules.
- Ce sont des civils qui ont tiré.
J'ai répliqué que nous n'étions pas armés.
Ils m'ont alors montré un soldat allemand blessé, couché
dans la rue, et ont ordonné à tous le monde de sortir
des caves, promettant de ne faire de mal à personne. Quand tous
mes compagnons furent remontés, ils me commandèrent de
visiter les sous-sols pour vérifier s'il n'y avait plus personne.
Ce que je fis. J'ai juré au sous-officier allemand que les caves
étaient vides.
Celui-ci s'est alors adressé à moi :
« Vous, la femme parlant allemand, partez avec vos enfants ! «
Mes compagnons étaient rassemblés à ce moment dans
le jardin. Sous mes yeux, deux soldats les ont tués froidement
à coup de revolver. Il faisait noir et je distinguais à
peine, mais je percevais les coups de feu et le bruit des corps qui
tombaient.
J'ai entendu Mme Prince, l'une des victimes, crier : « Mes petits
enfants, vous n'avez plus de maman ! « J'ai oublié de vous
dire que trois personnes s'étaient enfuies après le jet
de la première grenade. Je l'ignorais à ce moment-là.
Je m'en rendis compte quand les allemands, les ayant rattrapées,
les ramenèrent sur le champ du supplice ou elles furent abattues
à leur tour. Un soldat, voyant mon épouvante, dit en ricanant
: « Un beau tas n'est-ce pas ? Demain, il sera encore plus grand.
» Oui, ai-je fait remarquer, j'y serai sans doute.
Il a ri. Un de ses compagnons a constaté :
« Ils remuent encore »
A quoi l'autre répondit : « Ne vous en préoccupez
pas. Quand ils auront fini de saigner, ils ne bougeront plus ».
La fusillade étant terminée, ils me bandèrent la
jambe et me dirent : « Allez dans une autre cave, vous y serez
mieux. »
Deux soldats qui semblaient moins cruels que les autres, ont conduit
mes enfants dans la cave de Mr Dejardin. Je les ai suivis. Là,
je fus questionnée à nouveau par un officier qui prétendait
que des civils cachés dans la cave avaient tiré sur les
troupes. J'ai continué à nier.
« Si vous ne dites pas la vérité, on va vous descendre
»
« Même si un fusil était braqué sur moi, je
ne pourrais que vous répéter la vérité :
aucun civil n'a tiré sur les troupes. »
Il n'a pas insisté.
Comme les Allemands discutaient entre eux de mon attitude, je m'attendais
à chaque instant à être abattue. Je me suis réfugiée
dans la cave de Mr Demarteau jusqu'au vendredi, jour du départ
des Allemands.
Rochefort
Après la
bataille, Rochefort est devenue méconnaissable. Elle a rejoint
tant d'autres cités et bourgades dans le sinistre anonymat de
la mort. Auriez-vous encore vu des rues quand vous vous y seriez promené
dans les premiers mois de l'année qui ont suivi l'offensive ?
A peine, Ou tout au moins auriez-vous été dupés
par les débris qui jonchaient le sol et confondaient les lieux
ou s'élevaient des habitations et ceux qui n'en abritaient aucune.
Partout, c'est la ruine, l'affreux visage de la mort, des pierres. Et
quand vous ne verriez pas des pierres accumulées, vous vous heurterez
aux débris d'un tank allemand qu'un obus bien placé a
touché de plein fouet; à moins que ce ne soit un camion
abandonné, qui gît là, après combien de courses
et d'exodes. Squelettes de machines auprès des squelettes de
pierre. Ici, on s'est battu avec âpreté. On a tué
sans pitié.
La bataille est là, toute présente, dans les traces qu'elle
a laissé partout.
Les Rochefortois, pourtant sont revenus. Ils cherchent leur maison dans
cette confusion de débris. Il y en a un, posément assis
sur une pierre, et qui dessine sur un bloc pointu, d'un charbon ramassé
dans les restes de l'incendie, la bataille de Rochefort qu'il a vécue.
« Voici la ville », dit-il en traçant un cercle sinueux.
« Mon Dieu !le 23 décembre, on y vivait encore sans trop
d'inquiétudes, malgré les bruits qui couraient. Or, à
ce moment, les premiers Allemands s'infiltraient dans la ville.
Les Américains s'étaient retirés sur la rive droite
de la Lhomme. Et là, le duel d'artillerie commença. Les
Allemands avaient fait de Rochefort leur forteresse. On me dira que
c'était la guerre. Mais était-ce encore la guerre que
la razzia à laquelle ils se livrèrent ? Nous voyions passer
dans la rue nos vêtements, nos lits, nos couvertures, nos postes
de TSF, les vivres que nous avions cachés dans nos caves, dans
nos greniers, et les plus modestes bibelots que nous avaient légués
nos grands parents. Ah ! C'est beau à voir comment les Allemands
conçoivent la guerre et ce qu'étaient vraiment ces «
messieurs si corrects » que l'on nous avait tant loués
en 1940.
Ils entassaient tout sur des camions. La nuit de Noël fut pour
eux une nuit d'orgie. Toutes les bouteilles de vin découvertes
dans les caves des hôtels y passèrent. Ils avaient un poulet
par soldat. Toutes nos basses-cours furent vidées.
De Rochefort et d'ailleurs, nous étions plus de 3500 personnes.
J'en ai dressé la liste. En plus, 250 réfugiés
arrivèrent des environs. Tout le monde se réfugia dans
les caves et dans les grottes. Pendant quatre jours, les Allemands furent
les maîtres de la ville. Pas un jour de plus.
Les patrouilles américaines franchirent la Lhomme et les combats
de rue commencèrent. Les chars furent mis en action et nombre
d'immeubles furent frappés de coups directs. Les Rochefortois,
abrités dans les caves, vécurent des heures de cauchemar.
Car une centaine de celles-ci avaient été choisies pour
abris, les unes par les Américains, les autres par les Allemands.
On se battait donc de cave en cave et l'on n'était pas certain
qu'une grenade lancée au hasard ne toucherait pas un des refuges
civils. Quant aux occupants des grottes, ils demeurèrent quatre
jours et quatre nuits sans vivres, les membres glacés par le
froid intense qu'il faisait pendant ce dur hiver ardennais. Les obus
et les bombes pleuvaient sur la ville; les mitrailleuses crépitaient.
Les Allemands furent contraints de battre en retraite. Le poids de la
force américaine était tel qu'ils ne le purent supporter
plus longtemps. Ils quittèrent Rochefort. Mais avant de partir,
ils tinrent à incendier tout le centre de la cité avec
des grenades au phosphore. Cette nuit là fut la plus épouvantable.
Les Rochefortois, qui avaient pu quitter leur ville, la voyaient flamber,
du creux de leur abri. D'immenses lueurs montaient vers le ciel. Partout
se répandait lourdement une âcre fumée. C'était
Rochefort que la Wehrmacht assassinait.
De la place de
l'hôtel de ville, la femme du bourgmestre de Rochefort, M. Paul
Barnich, a assisté à l'effroyable incendie de ce quartier.
Elle en a été toute choquée tellement c'était
hallucinant.
Un autre habitant
de Rochefort, M. Émile Englebert a vécu toute la bataille
et toutes les péripéties. Voici, heure par heure le récit
qu'il en a fait.
« La bataille se déroula à La Roche du 22 au 28
décembre. Les bruits de canonnade étaient encore très
lointains. Peu d'Américains étaient dans le coin, pourtant,
on savait que de nombreux parachutistes ennemis en kaki rôdaient
dans la région. Le 22 décembre, vers 18 heures, deux chars
allemands, dont un lourd, furent signalés sur la route Marche-Rochefort,
près du croisement de la route de Charneux. Le son du canon se
rapprochait, on se battait dans les environs.
Une foule de réfugiés se pressaient dans les rues, venant
de Bastogne et des environs.
Dans la nuit du 22 au 23 décembre, à 3 h. 30 du matin,
des parachutistes allemands circulaient en « jeep » et équipés
à l'américaine, firent sauter le pont de pierre. Ce pont
était miné depuis deux jours.
Dans la matinée, je me trouvais à l'Hôtel du Centre.
La 84 eme division américaine venait d'arriver à Rochefort
par la route des Ardennes. Un officier m'expliquait brièvement
la situation à l'aide de la carte : des chars allemands avaient
traversé la route Marche-Rochefort, en direction du village d'Humain.
Ils se heurtaient aux chars alliés sur le vaste plateau du Gerny,
situé à l'ouest de cette route.
Le 329 eme régiment d'infanterie américaine, appuyé
par des chars Sherman prenait position sur une ligne courant le long
de la route Marche-Rochefort. Une escadrille de douze « Thunderbolt
» mitraillait et bombardait l'ennemi sans répit. Des unités
anglaises, venant à la rescousse, se déployaient dans
les parages de la route de Ciney. La liaison eut lieu entre ces deux
groupes par le chemin longeant la Lhomme. La bataille faisait rage dans
tout le secteur. Cependant que sur la route de Wavreille, des parachutistes
atterrissaient déjà et que les chars allemands s'approchaient.
Dans l'après-midi, des renforts avaient pu parvenir aux Allemands
du Gerny; les Alliés se repliaient, dans la direction de Marche,
élargissant ainsi, par ruse de guerre, sans doute, le canal par
lequel allait pénétrer la 5 eme armée allemande
de blindés (ndlr : dans le texte original, il est indiqué
6 eme Armée allemande). Cette fois, nos défenseurs se
préparaient à une double attaque : l'une par la route
de Jemelle, totalement libre, l'autre par celle de Saint-Hubert qui
restait utilisable.
Des chars allemands étaient signalés, arrivant de ces
deux directions. Quelques canons de 75 et quelques chars prirent aussitôt
position. Le combat s'engagea en pleine ville. Deux voies de retraite
restaient à la disposition des Alliés, dont les forces
étaient inférieures à celles des Allemands. D'autre
part, l'ennemi disposait à cet endroit de plus de chars que les
Américains.
Ces deux chemins sont : le chemin de la Lhomme par lequel on peut gagner
les routes de Dinant et Ciney, et la voie ferrée vers Eprave;
il existait encore de petits chemins secondaires, mais ils étaient
quasi impraticables.
Les Américains avaient posté des mitrailleuses lourdes
sur la route de Han-sur-Lesse. L'ennemi, de son côté, avait
installé des chars sur la hauteur de Lorette et du Carmel; de
cet endroit, on craignait une infiltration à travers le bois,
par le Thier des Falizes.
Vingt-deux heures de bataille ! On vous a certainement parlé
déjà de la vie dans les caves. Il est impossible que je
ne vous en parle pas à mon tour. Les conditions hygiéniques
y étaient souvent déplorables. Les blessés ne pouvaient
guère se faire soigner. L'air se raréfiait faute d'issues,
tout en étant soigneusement fermé et barricadé.
Certaines caves furent bientôt inondées par suite de la
destruction des conduites d'eau.
Le combat s'est poursuivi durant la matinée du 24 décembre.
Au début de l'après-midi, les dernières voitures
américaines ont quitté Rochefort, soit en trombe par la
route de Han-sur-Lesse, soit en combattant par le chemin de la Lhomme.
L'infanterie a disparu, en tiraillant toujours, par tous les petits
chemins et la voie ferrée.
Il faut savoir que, au cours de la nuit, des chars Sherman montés
par les Allemands, chars prélevés dans le butin de la
compagnie F du 67 eme régiment blindé, étaient
parvenus à contourner la ville, venant du Gerny, et à
contraindre les Alliés à se replier. Ils vinrent se poster
aux environs de la route de Dinant et tinrent sous leur feu les derniers
quartiers de la ville. Les Américains avaient quitté le
territoire de la commune. Quand donc les reverrions-nous ?
Une longue colonne allemande, dans laquelle s'entremêlaient des
« jeep », de rares camions gris, des Panther, des Opel,
des chars Sherman et des camions portant l'étoile, dévalaient
des hauteurs de la route de Saint-Hubert et occupèrent toute
la localité jusqu'au pont de pierre. Il était 15 heures.
L'infanterie traversa la rivière, nettoyant les environs. Simultanément,
une autre colonne ennemie s'engagea vers les villages de Havrenne et
de Buissonville par le Gerny.
Des soudards hirsutes, déguenillés et fatigués,
accoutrés tous de manière différente, souvent sans
casque, s'affublant de tel ou tel vêtement kaki, se précipitèrent
aussitôt dans les habitations pour les piller.
Il y avait parmi eux des Allemands, des Polonais, des Autrichiens, des
SS français, et des SS wallons.
Les Américains abandonnaient une douzaine de cadavres dans la
ville. Une vingtaine de prisonniers avaient été faits
par l'ennemi.
Le pillage systématique commença alors. Afin de dégager
le passage, les soldats repoussèrent contre un immeuble de la
Place Albert un camion américain en flammes; il communiqua le
feu à douze maisons de commerce. Quelques autres habitations
flambaient également, dont le château Delafaille qui abritait,
lors de l'attaque, une douzaine de défenseurs.
Pendant les journées du 25 au 26 décembre les hordes teutonnes
poursuivirent péniblement leur avance au-delà de Rochefort;
suivant l'ordre de Manteuffel, elles poussèrent vers la droite.
Le gros de la colonne rejoint l'avant-garde.
Elle fonça vers Ciney et atteignit les hauteurs de Leignon, point
extrême de sa progression. Une centaine de blindés, cependant,
sur les 500 que comptaient cette armée, s'obstinèrent
vers la Meuse et parvinrent jusqu'à Celles, après les
coûteux combats de Verre et Custinne. Les convois de ravitaillement
en carburant et en munitions vinrent à l'arrière se mêler
à ceux de la 5 eme Armée blindée. Cela provoqua
un joli embouteillage des routes. Il ne faut pas s'en plaindre, puisque
les convois immobilisés devinrent une excellente cible pour l'artillerie
et l'aviation alliée. Durant ces deux jours, on connut une accalmie
relative dans la ville. Il faisait brumeux. Les Allemands s'étaient
installés. Ils avaient garé leur matériel--quelques
chars et une bonne centaine de chenillettes- partout ou ils les jugeaient
à l'abri d'une éventuelle attaque aérienne. Ils
se préoccupaient surtout de se rassasier et de voler ce que les
premiers Allemands avaient bien voulu laisser. De nombreuses fenêtres
avaient perdu leurs vitres; cependant, à part les quelques immeubles
déjà incendiés, les dégâts étaient
peu importants. La population s'occupa de réparer hâtivement
les habitations. On circula librement dans les rues; on ne sortait néanmoins
que quand il n'y avait pas moyen de faire autrement. Les Allemands laissaient
sur le sol les corps des Américains tombés en combattant,
mais ils eurent soin de les dépouiller de leurs chaussures et
même d'autres vêtements.
Du côté de Wavreille, on affirme que des cadavres ont été
minés avant leur retraite.
Dans la nuit du 26 au 27 décembre, les Allemands, au nombre d'une
dizaine, pénétrèrent dans le bureau de Mr Guillite,
garde général des Eaux et Forêts à Rochefort.
Ce dernier se trouvait, à l'insu des Allemands, seul dans la
pièce voisine. L'un des visiteurs, probablement un officier,
excita les hommes pendant deux heures, à fusiller tous les habitants
de sexe masculin jusque soixante-cinq ans, sauf ceux qui seraient animés
de sentiments nazis ou fascistes; l'officier ajouta qu'il fallait également
lancer des grenades dans les caves afin de faire disparaître les
femmes et les enfants.
Le temps se montra plus favorable le 27 décembre et l'aviation
alliée put intervenir. Des escadrilles de « Lightning »
piquaient sans cesses sur Rochefort-Bourgade et surtout sur les villages
environnants : Humain, Buissonville, Forzée. Les « Piper
Cub » survolaient les lignes pour renseigner l'artillerie. Ils
firent preuve d'une audace magnifique. Un seul d'entre eux s'abattit
en flammes entre les villages de Buissonville et Humain.
Les Alliés tentèrent une triple contre-attaque; par l'Est
de Dinant, par le Sud, de Ciney et le long de la route Marche-Ciney.
Ils mirent en ligne environ 300 à 400 chars de type Sherman.
Les Anglais s'installèrent à Sinsin et environs. Simultanément,
les Américains perçaient les fronts sud, en direction
de Montgauthier, et ils réussirent à couper les renforts
allemands venant de Rochefort et se dirigeant vers Celles. Contrairement
aux espoirs des Alliés, l'ennemi réussit à évacuer
la moitié de son matériel, mais il abandonna un grand
nombre de tués, de blessés et de prisonniers.
Rochefort était sous le feu des batteries alliées; on
dénombrait déjà, dans la soirée, beaucoup
de maisons entièrement détruites. Par contre, les villages
de Buissonville, Humain et Havrenne étaient libérés.
Vers 18 heures, quelques éclaireurs américains pénétraient
jusque dans la ville par le côté ouest, puis se retiraient
une heure après. Un grand nombre de civils profitèrent
de l'accalmie pour se réfugier dans les grottes de Rochefort.
D'autres gagnèrent les villages voisins où la bataille
ne sévissait pas; Eprave, Lessive, Villers-sur-Lesse.
Ces localités ont seulement reçu la visite momentanée
de quelques soldats allemands au début de l'occupation. »
Les Révérendes
Sœurs de Saint-Vincent de Paul furent admirables de dévouement.
Elles abritèrent dans les caves de leur orphelinat environ trois
cent personnes, qu'elles s'efforcèrent de ravitailler.
Les Allemands
allaient-ils quitter la ville ?
Le 28 décembre, ils n'y paraissaient pas décidés.
Leurs chars lourds, installés sur les hauteurs voisines, du côté
de l'est, notamment à Lesterny, répondaient sans interruption
aux batteries alliées. Les « Lightning » renouvelèrent
leurs attaques en piqué. Dans l'après-midi, le quartier
à l'ouest et au nord-ouest de la rivière fut enfin évacué
par l'ennemi. Et le soir, à nouveau, les patrouilleurs américains
pénétraient dans la ville. Leur reconnaissance effectuée,
ils la quittèrent, mais se fixèrent sur l'autre rive,
dans le quartier de Thier.
Rochefort a énormément souffert au cours de cette journée.
Un incendie provoqué par une fusée américaine,
dévora une dizaine de maisons ouvrières au quartier Dewoin.
Dans le nord de la cité, tout flambait.
Pendant la matinée du 29 décembre, la bataille fit rage.
Les obus pleuvaient sur la ville; les combats de rues avaient repris,
mais plutôt entre fantassins. On se mitraillait d'un coin de rue
à l'autre, de maison à maison. Des combats corps à
corps eurent lieu un peu partout. On se tuait à bout portant,
on s'égorgeait à la baïonnette ou au couteau.
La canonnade ennemie se tut vers 14 heures. Peu après, les derniers
soudards allemands quittaient la ville pour se retrancher dans Jemelle
et au hameau d'Hamerenne, au sud-est de Rochefort. Ces deux positions
étaient très faibles et mal défendues par quelques
chenillettes et par une poignée d'hommes seulement. Le reste
de la colonne avait disparu en direction de Wavreille et de Nassogne.
L'artillerie alliée continua à pilonner Rochefort. C'est
alors que, par deux fois, M. Auguste Pigeon, se dévoua pour se
rendre au Gerny, où avaient pris position les canons alliés,
afin d'annoncer que Rochefort était abandonné par les
Allemands. L'infanterie américaine resta sur la défensive.
La ville était d'ailleurs inaccessible aux véhicules car
les ponts de Lessive, Eprave et Han-sur-Lesse, ainsi que celui de Rochefort
donnant accès à la route de Jemelle, avaient sauté.
Une seule passerelle, celle de l'Abattoir, en aval, tomba intacte aux
mains des Américains. De rage, les Allemands arrosèrent
Rochefort d'obus incendiaires, et, tandis qu'ils poursuivaient leur
repli, les derniers incendies, très violents, illuminaient cette
nuit de libération.
Le dernier obus
tomba sur la ville à neuf heure et demie le 30 décembre.
Peu à peu les gens se risquèrent dehors. On entendit chuchoter
:
« Ils sont partis ? On le dirait… mais alors, où
sont donc « les autres » ? »
Était-on vraiment libérés ? On pouvait en douter,
car l'incendie faisait encore rage. Il ne s'éteignit que trois
jours après, faute de combustible. Les pompiers étaient
partis, et les conduites d'eau étaient détruites. Mais,
tout comme en mai 1940, le bourgmestre était resté à
son poste.
Pendant la journée, plusieurs soldats ennemis, Polonais et Autrichiens,
sortirent on ne sait d'où et partirent, bras levés à
la rencontre des Américains. La bataille de Rochefort se terminait
par quelques redditions. Les Américains campaient sur l'autre
rive de la Lhomme. Ils ne pénétrèrent guère
en ville et furent remplacés, dès le lendemain, par des
Anglais et des Canadiens. Une poignée d'Allemands tenaient encore
Jemelle et Hamerenne.
Ce dernier hameau fut nettoyé le 3 janvier et Jemelle, le 7 janvier.
Les Frères des Écoles Chrétiennes, aidés
de quelques hommes dévoués, ont veillé à
donner une sépulture aux cadavres de soldats américains
et allemands, ainsi qu'aux civils tués au cours des bombardements.
Rochefort libérée avait un impressionnant bilan de morts
et de blessés.
Les autorités communales transmirent le bilan de la bataille.
Le voici :
Civils tués : 33
Civils gravement blessés : 5
Civils déportés : 2
Maisons incendiées ou détruites : 112
Maisons endommagées : 732 (dont l'église et le cimetière)
Militaires américains : 10
Militaires allemands : 30
A signaler que Rochefort comptait 940 maisons et que 844 ont donc été
touchées ou détruites, soit 90 % des immeubles.
Jemelle
Rochefort délivrée,
ce fut le tour de Jemelle. Trois semaines durant, les obus y étaient
tombés en masse endommageant de nombreuses habitations. Jemelle
compte deux mille cinq cents habitants. Deux mille d'entre eux s'enfuirent
dans les bois à la recherche d'un abri contre la pluie d'obus.
Ou se cacher, sinon dans les grottes.
Tout les y appelait, puisque la commune elle-même, redoutant les
bombardements, les avait pourvues d'un éclairage électrique.
Donc, tout le confort ! Oui, mais pas pour longtemps. Les premiers obus
coupèrent le courant et l'on en fut réduit au pétrole,
à l'acétylène et aux chandelles. On eut vite mangé
les provisions qu'on avait emportées. Puis il fallut que, risquant
la mort à tout instant, les volontaires s'efforçassent
d'aller quérir quelque ravitaillement, maigre et parcimonieux,
dans les fermes voisines. Quant aux conditions d'hygiène, dans
les grottes, il est superflu d'en parler. La pénurie d'eau encouragea
le développement des maladies. C'est dans les caves du pensionnat
que, tandis que tombaient les obus et que pleuvaient les balles, furent
transportés les blessés.
Là, les bonnes sœurs et le docteur Dubois de On, leur prodiguèrent
des soins avec un dévouement inlassable.
Les Allemands n'ignoraient pas l'existence de cette colonie de modernes
troglodytes; mais dans toute lâcheté se tapit la peur.
Ils vinrent regarder l'entrée avec une craintive méfiance.
Ces couloirs souterrains les terrorisaient. Lâches avec les autres,
ils l'étaient avec eux-mêmes.
Quand on vit sortir, après vingt jours de réclusion, ces
pauvres, enfermés des grottes de Jemelle, ils avaient l'air de
fantômes. Mais malgré tout, ces fantômes souriaient
aux alliés qui les avaient délivrés et auxquels
ils devaient tout au moins le bonheur de pouvoir encore sourire.
Noville-lez-Bastogne
A mi-chemin entre
Bastogne et Houffalize, Noville n'était occupé en 1944
que par environ 250 personnes. Avec ses hameaux, on en arrive à
1300 habitants, mais sa situation géographique, entre deux endroits
ou la bataille fut assez violente lui valut d'être particulièrement
éprouvé.
Sur 40 maisons, 30 furent détruites et 10 inhabitables. Là,
furent également fusillés 7 habitants pris au hasard.
Aux premières
heures du mercredi 20 décembre la bataille faisait rage aux abords
du village. Les Allemands attaquaient sans répit. Une véritable
pluie d'obus s'abattait sur les maisons au nord de la route.
Vers 16 heures, les Américains furent contraints de se replier.
Dans la soirée, les Allemands pénétraient dans
la localité parmi les ruines fumantes des fermes et des maisons.
Les habitants qui n'avaient pas fui s'étaient réfugiés
dans les caves.
A chaque explosion, ils croyaient que leur dernière heure était
venue. Durant la nuit, plusieurs d'entre eux quittèrent Noville
pour aller se cacher dans les bois voisins. Ce fut le cas de Mr Beaujean
et de sa famille.
Le lendemain ils revinrent au village. Les Allemands en profitèrent
pour faire une rafle, ramassant tous les hommes qu'ils trouvaient
Mr Fernand Beaujean
raconte :
« Ils m'ont dit : montez là-haut, c'est à dire vers
le centre du village. Un soldat alsacien m'accompagnait. Quand je suis
arrivé près de la maison communale, on m'a poussé
vers un groupe d'hommes qui y étaient déjà rassemblés,
une vingtaine en tout. Puis, en rangs serrés, trois par trois,
les soldats nous ont conduits devant la maison communale.
Là, ils ont choisi au hasard sept hommes : le curé, Louis
Delvaux (45 ans); l'instituteur, Auguste Lutgen (45 ans); les deux frères
François et Félix Deprez (30 et 35 ans); Joseph Rosière
(35 ans) ; Romain Henquinet (42 ans) et mon fils Roger Beaujean
(21 ans).
D'une voix rude, l'un des Allemands se tournant vers nous, cria : «
Vous autres, vous pouvez partir. »
Ils parlaient le français correctement, étant tous d'origine
alsacienne.
J'ai entendu qu'ils disaient aux sept hommes : « croisez les mains
derrière la tête et suivez-nous. »
J'entendis encore un soldat qui demandait à son chef : «
Où est-ce que nous allons faire ça ? »
Et l'officier montrant du doigt un immeuble en ruines, voisin de l'église
répondit : « Là, derrière. »
Je marchais lentement, anxieux, me dirigeant vers ma maison. Les sept
hommes suivaient. Ils furent conduits derrière chez Jacoby. J'entendis
soudain un coup de feu.
Je me retournai et je vis chanceler le curé qui venait d'être
abattu par l'officier d'un coup de revolver. Puis, une fusillade éclata
et je vis tomber les six autres victimes, dont mon fils. Je suis rentré
chez moi atterré. »
Un détail a été fourni par d'autres témoins
de Noville : Tous les soldats allemands portaient sur le casque un écusson
aux couleurs françaises.
(ndlr : les casques
allemands avaient également un écusson, dont les couleurs
usées pourraient ressembler aux couleurs françaises. Il
n'y a pas eu, à ma connaissance de casques spéciaux avec
des écussons des nationalités ayant combattu sous les
couleurs allemandes, ces écussons étant plutôt cousus
sur les vareuses, comme la division « Charlemagne », ou
la « Wallonien »)
Lorsque plus tard,
lorsque le dégel fit fondre la couche de neige qui recouvrait
les cadavres des suppliciés, on constata qu'un huitième
corps se trouvait parmi ceux des sept victimes de Noville. On put l'identifier.
Il s'agissait de Michel Stranen, de Troine (Grand Duché de Luxembourg).
Rattrapé sans doute par les Allemands alors qu'il cherchait à
se mettre à l'abri, il fut exécuté.
Bande
Bande se présente
comme Marcour. Le village remonte un versant de la vallée; la
chaussée de Marche à Bastogne court dans le fond, le long
de la Wamme, avant de pénétrer dans les bois. Pareil endroit
se prête parfaitement aux opérations des partisans : au
cours de l'été 1944, deux scieries y ont été
sabotées ainsi que la ligne du vicinal. Comme les Allemands y
ont installé un camps de « noirs » flamands, ces
miliciens exécrés, on en mitraille un groupe qui convoie
un transport de bois et l'un d'eux est tué. Dans les premiers
jours de septembre, un camp de l'Armée Secrète vient s'installer
à son tour au-dessus du village.
Le 4, les embuscades commencent. Le 6, trois Allemands sont tués
à proximité du village. Cette région se révèle
vraiment peu commode. Aussi, les Allemands se fâchent-ils tout
de bon : le même 6 septembre, revenant en force, ils incendient
toutes les maisons de Bande qui bordent la grand-route.
« Vous partir, nous brûler » disent-ils aux habitants,
en les forçant à sortir de chez eux sur le champ sans
avoir la possibilité de rien emporter.
Trente cinq familles voient ainsi, sous leurs yeux, flamber leur demeure.
Un seul homme est alors tué, en essayant de s'échapper
par une issue de derrière.
Lorsque sans combats, les Allemands revinrent à Bande, le vendredi
22 décembre, les habitants eurent la surprise de retrouver parmi
eux des éléments qui les avaient déjà «
occupés ». Ceux qui furent cantonnés au village
se comportèrent cependant correctement. Mais dans les ruines,
sur la chaussée, un groupe s'installa à part. Le gros
de la troupe ne fraternisait pas avec lui. C'est ce groupe qui, à
peine arrivé, intime l'ordre aux habitants de livrer leurs drapeaux.
Quelques-uns s'exécutent, d'autres les enterrent.
Le dimanche, à l'heure de la grand-messe, les mêmes soldats
remontent au village; ils ramassent tous les hommes de 17 à 32
ans qu'ils peuvent trouver en rue et dans les maisons ? Où vont-ils
? « Au contrôle .»
On les emmène en effet vers le bas du village pour les rassembler,
à l'angle de la chaussée, dans les vestiges de la scierie
Rulkin-Tasiaux, brûlée en septembre. Combien sont-ils ?
Environs 70 ; dans l'après-midi, d'autres hommes viendront les
rejoindre, raflés dans le village voisin de Grune.
On se met à les interroger vers 13 heures. Il s'agit des embuscades
du maquis; ce que les allemands cherchent avant tout, ce sont les «
terroristes » dont le souvenir les hante. Ils paraissaient d'ailleurs
bien renseignés, feuillettent des listes, nomment des dirigeants
par leur sobriquet. Et comme, à leurs questions, certains se
montrent peu empressés à répondre, on les y stimule
à coups de bambou. Déjà les habitants avaient remarqué
que, dans ce groupe, certains parlaient français vraiment trop
bien pour des Allemands. On sut plus tard qu'il comprenait, entre autres,
un Breton et un Niçois. A l'interrogatoire, l'un des chefs se
distingue en outre par un ton gouailleur et un accent nettement faubourien.
Aurait-il été de Paris ?
Mais l'interrogatoire se prolonge et les familles s'inquiètent.
Craignant un départ pour l'Allemagne, on apporte aux prisonniers
des vivres, des vêtements. Dans l'entre-temps, sous les yeux des
villageois, les Allemands font un feu de joie du monceau de drapeaux
qu'on leur a remis. L'anxiété grandit, d'aucuns intercèdent
pour leurs proches.
Ce n'est pas toujours peine perdue. Se souvenant qu'on est à
la veille de Noël, les Allemands libèrent un tenancier de
café en échange d'une vingtaine de bouteilles. Mais quand
l'abbé Musty, professeur au petit séminaire de Bastogne,
cherche à dégager un groupe de ses élèves,
réfugiés avec lui à Bande, on le reçoit
par ces mots :
« Was Kommt Der Pfaffe Hier Tun ? » Que vient-il faire ici
ce curé ?
« Und Du, Schwartze Seele, Los, Aber Schnell . » Et toi,
âme noire, va t'en et rapidement.
L'après-midi avance et voici le crépuscule. Les hommes
ne sont toujours pas relâchés. Vers cinq heures, cependant,
il apparaît que les décisions sont prises. On retient les
plus jeunes au nombre de trente-trois. Dans un baraquement, derrière
la scierie, ils se voient dépouillés de tout ce qu'ils
portaient sur eux : bijoux, argent, objets de piété. Quant
aux habitants qui s'étaient rapprochés des lieux, ils
furent eux-même refoulés vers le haut du village, avec
défense stricte d'en descendre. Tout passant est dès ce
moment écarté de la chaussée. Personne ne peut
voir ce qui va s'accomplir.
Les prisonniers sont alors rangés par trois et des soldats les
mènent, les mains sur la tête, un peu plus loin sur la
grand' route. Le groupe s'arrête devant une maison incendiée
à l'enseigne du café de la poste, et s'y adosse. L'officier
à l'accent parisien commande le détachement. Il pénètre
dans la maison voisine, en ruines aussi, celle de M. Bertrand.
Cela fait, un feldwebel s'avance, met sa main sur l'épaule d'un
homme et le conduit jusque dans le vestibule de cette maison. On entend
un coup de feu. Le soldat reparaît seul. Du même geste,
il se saisit d'un autre homme, et la scène recommence. Elle se
répète tant et si bien que la terreur s'empare de ceux
qui restent. Ils ont compris … L'un d'eux, un jeune costaud, réagit
cependant. A voix basse, il engage ses compagnons à se redresser,
à bousculer leurs gardes, à jouer le tout pour le tout.
Hélas ! Ils sont glacés d'effroi. Quand vient son tour,
le vingtième, Léon Praile se laisse emmener, lui aussi,
mais à peine a-t-il fait quelques pas qu'il assène au
gardien, en pleine figure, un coup qui l'assomme. S'élançant
dans l'obscurité, il traverse la route, franchit la Wamme, se
faufile derrière les haies, gagne le bois. On le pourchasse,
on tire, mais sans l'atteindre. Il y aura un rescapé, il y aura
aussi un témoin.
Personne à Bande, ne sut en cette lugubre veillée de Noël
quelle effroyable tragédie venait de s'accomplir. Tout le monde
croyait à une déportation, sauf le bourgmestre, bientôt
averti en grand secret par Léon Praile, qui se terrait dans une
grange.
C'est le 11 janvier seulement, lorsque Bande fut délivré
par des parachutistes anglais, que le dénouement du drame put-être
éclairci. Le rescapé, le bourgmestre et un officier allèrent
explorer la maison Bertrand. Au fond de la cave, béante depuis
septembre, gisaient trente quatre corps, dissimulés sous un amoncellement
de planches à demi brûlées, que la neige avait elle-même
recouvertes. On comprit alors ce qui s'était passé. L'officier
allemand se tenait dans l'étroit passage d'entrée de la
maison; chaque fois qu'une de ses victimes y était introduite,
il lui appliquait le revolver sur la nuque et, le coup parti, il faisait
basculer le corps dans le trou.
Trente quatre tués, dont neuf seulement de Bande. Les autres
étaient des réfugiés des villages de l'est, jusqu'à
Vielsalm et Gouvy. Trois avaient été amenés de
Grune. Le jour de Noël, on avait vu deux civils escortés
de soldats, traverser Bande, venant de Roy. On les retrouva aussi dans
la fosse.
Sur une porte de grange, on déchiffra alors une inscription :
« Vengeance aux héros fusillés par les terroristes
en septembre ». Rache, la vengeance en Allemand est sacré
dans le vocabulaire hitlérien. Vengeance avait été
faite, mais avec le bandeau sur les yeux. Des trente-quatre victimes,
un bon nombre n'avait trempé en rien dans les affaires du maquis.
Qu'importait ce détail ? Ces innocents devaient payer pour les
coupables. Suivant des témoins, l'officier bourreau aurait déclaré
que des ordres directs d'Himmler imposaient de tuer trente Belges dans
le village de Bande, en représailles de la mort des soldats allemands
tués par ceux du maquis.
Les gens de cette unité s'appelaient eux-même une «
compagnie spéciale d'Himmler » et aussi un « Standgericht
», c'est à dire un tribunal de campagne.
Les années ont passé. La justice a-t-elle voulu que par
la suite, ces bourreaux ont payé à leur tour les exactions
qu'ils ont commises à Bande !
Témoignage
de Léon Praile (NDLR: Un autre témoignage de Léon
Praile est donné ICI. Il y a 40 ans de différence entre
les deux témoignages.)
« Nous avons été arrêtés vers 11 heures,
l'interrogatoire a duré jusque quatre-cinq heures. Ils voulaient
savoir le nom de certains maquisards qui avaient tué des officiers
allemands sur la route Marche-Bastogne en septembre. Les hommes qui
nous interrogeaient faisaient partie d'une troupe spéciale, ils
n'avaient rien à voir avec la Wehrmacht et les SS. Ils parlaient
couramment le Français. Il y avait, semble-t-il un Suisse, des
Français et des Belges. Vers cinq heures, ils ont groupé
les plus jeunes et renvoyé les plus vieux. Ils nous ont enlevé
tout ce que nous possédions, montres, cartes d'identités,
papiers, etc. Cela devenait grave. On nous a alors transférés
le long de la route, à l'extérieur. On nous a rangé
sur trois rangs, les mains en l'air. Alors, ils ont commencé
à tuer les prisonniers un par un. Un soldat conduisait le premier
homme vers la cave. On entendait le coup de revolver. C'était
toujours le même soldat qui conduisait vers la cave, il y en avait
donc un autre qui tuait dans la maison.
On entendait crier.
J'ai essayé au début d'exciter mes compagnons pour se
sauver, pour provoquer une espèce de débandade, mais ils
n'ont pas répondu. Ils étaient déjà plus
morts que vifs, il n'y a pas eu de réaction.
J'étais le quinzième, je savais que j'allais faire quelque
chose mais je ne savais pas encore quoi. Arrivé deux mètres
avant l'entrée de la maison, j'ai frappé l'Allemand au
visage. J'avais les mains en l'air, il m'a donc été facile
de le frapper sur le nez. Il est tombé et j'ai commencé
à courir le plus vite possible le long de la route.
J'ai aperçu deux officiers habillés en noir, ce qui m'a
obligé de traverser la route. Là, j'ai sauté une
barrière, et c'est à ce moment là que les Allemands
ont tiré sur moi. Mais j'étais déjà dans
les champs, j'étais pratiquement sauvé. J'étais
alors déjà un peu plus calme, j'ai d'abord pensé
traverser les lignes, j'ai essayé toute la nuit mais il y avait
tellement d'Allemands dans tous les coins que j'ai dû rebrousser
chemin vers le village. Le matin se levait quand je suis entré
dans la maison de mon oncle où j'ai été me mettre
au fenil, bien caché dans un coin. J'y suis resté jusqu'au
10 janvier, jusqu'au départ des Allemands. Le 11 janvier les
Anglais arrivaient. Je leur ai signalé ce qui s'était
passé et avec mon oncle qui était bourgmestre, nous avons
découvert les 34 cadavres. »
Témoignage
de Monseigneur Musty
« La plupart des élèves du Petit Séminaire
de Bastogne sont partis le 18 décembre dans l'après-midi
car il n'y avait plus de chauffage. Je me souviens que certains ont
pris le dernier train qui partait pour Marche. Sont restés au
séminaire les étudiants qui habitaient l'est du pays et
les Luxembourgeois. On ne voulait pas les abandonner, ni les jeter dans
la gueule du loup.
Mais le mercredi on a pris la décision de quitter la ville avec
les derniers élèves qui restaient. On s'est réparti
en trois groupes. Un groupe est allé se réfugier chez
la Baronne Greindl, un autre chez les pères rédemptoristes
au Beauplateau, et enfin le troisième est parti à pied
vers l'intérieur du pays.
J'accompagnais ce groupe. Le premier soir nous avons logé à
Baconfon, près de Tenneville. Toute la nuit on a entendu des
coups de feu. Le lendemain matin, j'ai décidé de célébrer
la messe à l'église de Tenneville. Mais en sortant pour
aller vers l'église, je me suis retrouvé nez à
nez avec un soldat américain qui semblait tout penaud ; il avait
froid, il avait faim et il disait que les Allemands étaient à
quelques centaines de mètres. Il avait perdu tous ses camarades.
Je me suis dit : il n'est pas question de rester ici. Nous avons donc
repris immédiatement la route toujours vers l'intérieur
du pays. Un peu plus tard on s'est arrêté à Bande;
les gens nous invitaient à rester, disant qu'il n'y avait pas
de danger. Les jeunes de Bande étaient prêt à partir
avec leur bicyclette, ils attendaient. Nous sommes donc restés
là tranquillement le jeudi après-midi. Le vendredi matin
les garçons étaient encore assez fatigués.
On a encore reporté notre départ. Mais dans l'après-midi,
on a entendu des bruits de tanks qui passaient sur la route. C'était
des tanks allemands. Le samedi matin, le village était occupé
par l 'armée allemande.
La journée s'est passée calmement. Le dimanche matin,
je célébrais la grand-messe, et au moment de sortir de
l'église on est venu me dire qu'on arrêtait les jeunes
dans le village. Les gens qui étaient dans l'église hésitaient
à sortir. Certains voulaient se cacher dans le clocher. J'ai
conseillé aux gens de rentrer chez eux. En début d'après-midi
j'ai fait le tour des maisons où étaient les élèves
de Bastogne. Il y en a deux que je n'ai pas retrouvés. Ils s'étaient
mis en route pour assister à la messe. Ils ont probablement été
arrêtés sur le chemin les conduisant vers l'église.
Deux autres étaient dans la maison de Mr Gouverneur avec le fils
de la maison, André Gouverneur. Dans cette maison, les Allemands
s'étaient présentés dans la matinée, ils
avaient demandé s'il y avait des hommes. Madame Gouverneur leur
avait répondu de façon évasive, en disant qu'il
n'y avait personne à la maison. Je leur ai alors recommandé
de ne pas bouger, en me disant : si on est venu ici, on ne reviendra
pas. Un quart d'heure plus tard, j'ai vu passer sur la route mes deux
élèves, plus André Gouverneur, avec un Allemand.
Je ne pouvais pas les laisser comme ça et j'ai décidé
de les accompagner, d'autant plus que je parlais allemand. J'ai expliqué
au soldat qui nous étions, pourquoi nous étions à
Bande et il m'a rassuré en me disant : « Mais oui, c'est
normal, vous expliquerez tout ça. » Nous sommes arrivés
sur la nationale 4, près des ruines de la maison où étaient
enfermés ceux qui avaient été arrêtés
dans la matinée.
Un officier allemand très dur, m'a alors demandé l'âge
des jeunes gens. Je lui ai répondu : « 18 ans, 17 ans,
le plus jeune, André Gouverneur, 16 ans ». Mais immédiatement
il m'a mis le revolver sur la poitrine en me disant en allemand : «
Toi, le corbeau noir, fiche le camp. » J'essayais d'expliquer
un petit peu, mais il n'y a rien eu à faire.
Je suis alors remonté au village, chez l'instituteur, et on a
attendu, attendu. Le soir vers 7 heures ou 7 heures 30, un Allemand
est venu chez l'instituteur. Il parlait parfaitement le français
avec un accent qui n'avait rien de belge. « Ah ! C'est vous le
curé. On aurait voulu avoir des bougies pour fêter la Noël.
» Cher Monsieur, lui ais-je répondu, je suis réfugié
ici et je n'en ai pas. « C'est dommage. » et il est reparti.
Je suis convaincu que c'était un des soldats qui avait tué
les jeunes gens et qui, mission accomplie, s'apprêtait à
fêter la Noël. Alors, les journées se sont écoulées.
On ne savait rien. On ne se doutait pas de ce qui s'était passé
sur la Nationale 4. Tout ce que l'on craignait, c'était qu'ils
aient été pris pour travailler pour l'armée allemande.
Le lendemain du nouvel an, des Allemands sont de nouveau passés
dans les maisons, cherchant des hommes pour aller travailler sur les
routes. On leur a dit de se munir de couvertures et de prendre du ravitaillement
pour quarante-huit heures. Dans les caves, l'inquiétude augmentait,
surtout quand les 48 heures ont été passées. Le
mari de madame Gustin avait été emmené par les
Allemands et tout à coup, n'y tenant plus, elle m'a dit : «
M. L'Abbé, croyez-vous qu'il leur est arrivé la même
chose qu'à ceux qui ont été arrêtés
le 24 ? » Je ne comprenais pas. « Je ne devrais pas vous
le dire, mais je n'en peux plus, il faut que je vous le dise. Ceux qui
ont été arrêtés le 24 ont tous été
fusillés. » Je ne pouvais pas le croire.
Le temps passait, on entendait d'autres échos, on disait par
exemple qu'ils avaient été vus travaillant sur des routes.
On s'accrochait à tout ce qui pouvait donner un peu d'espoir.
Le 11 janvier au soir, les Allemands ont quitté le village et
le 12 au matin, les Anglais étaient là. Quand j'ai vu
le premier Anglais, je n'ai pu m'empêcher d'aller lui dire que
les Allemands avaient tué des jeunes gens. Quarante ans après,
je vois encore toute la surprise dans le regard de cette homme. «
Why ? » m'a-t-il demandé. Ce n'était pas possible,
il ne comprenait pas que ça puisse arriver.
Nous sommes alors descendu vers la Nationale 4 avec Léon Praile
et Pierre Hannart, l'étudiant qui était avec moi. Léon
Praile nous a indiqué l'endroit; c'était une maison qui
avait brûlé au mois de septembre, la cave était
béante. On avait déposé un plancher en oblique
sur la cave, et il avait neigé sur ce plancher. Léon Praile
a dit : « Ils sont là. » Les soldats anglais se sont
laissés tomber dans la cave, ils ont soulevé le plancher
et on a vu le tas de 34 cadavres qui étaient là depuis
la veille de Noël. Ils étaient là dans le froid,
blessés de tous côtés, gelés. C'était
un spectacle atroce.
On est alors remonté au village pour le dire aux gens, aux parents.
On a dit que ce massacre était une riposte à la mort d'officiers
allemands abattus par la Résistance à Bande en septembre
44 lors de la retraite. En tout cas, je me souviens avoir vu inscrit,
en allemand, sur un baraquement qui se trouvait à côté
de la maison ou ont été abattus les jeunes gens : NOUS
VOULONS LA VENGEANCE. Cette inscription était faite avec des
boules de neige, et de ce fait, elle n'est pas restée très
longtemps. Mais je l'ai lue de mes yeux.
Jusqu'au 18 janvier, jour des funérailles, j'ai passé
presque toutes mes journées à recevoir des parents de
victimes qui venaient reconnaître les corps. Et je me souviens
d'un officier américain qui m'a dit : « M. L'Abbé,
je vais obliger tous mes soldats à passer devant ces 34 cadavres.
Je veux qu'ils se rendent compte que c'est vrai. Cela va paraître
dans la presse américaine, les gens vont hausser les épaules
et dire que c'est de la propagande, qu'il n'est pas possible que pareille
chose arrive. Je veux qu'ils viennent voir que tout cela s'est bien
passé. »
Parfondruy
Au hameau de
Parfondruy, vingt-quatre personnes ont été mitraillées
dans une remise. Un bébé de deux ans échappa par
miracle à cette hécatombe. Il se trouvait sur les bras
de sa mère. Au moment où les Allemands ouvrirent le feu,
la femme parvint, dans un ultime geste de défense, à protéger
son marmot. Elle se retourna, reçut la charge dans le dos et
s'affaissa, mortellement atteinte, recouvrant le corps du bébé.
On retrouvera le gosse deux jours plus tard, transi de froid et presque
sans vie, sous le cadavre de sa mère; il était blessé.
Le père de l'enfant, Mr Thonon raconte :
« J'étais
à Huy et je suis rentré le 30 décembre chez moi,
pour retrouver ma jeune femme parmi les victimes.
Elle attendait un bébé pour la mi-janvier. Quand à
ma gamine, âgée de deux ans, elle était restée
durant deux jours parmi les cadavres. Découverte par Mme Hurlet,
cette dame la confia à des Américains qui l'emmenèrent
à Dison, où je l'ai retrouvée. »
Mr Jules Hurlet
raconte aussi :
« Nous étions
réunis dans la cuisine avec des voisins, quand un soldat allemand
fit irruption. Il m'attira au dehors et m'ordonna de me placer devant
le mur de ma ferme, dans le but, sans doute de me fusiller. Ma servante,
qui parle l'allemand, car elle est luxembourgeoise, intervint en ma
faveur. Tous deux parlementèrent assez longuement, puis, je fus
relâché. Je rentrai dans la maison avec ma servante et
le Boche s'en fut en maugréant. Un quart d'heure plus tard, deux
autres Allemands arrivèrent, venant de la route de Coo. Ils nous
firent sortir tous et nous poussèrent dans le garage. Nous étions
quinze. Soudain, sans mot dire, un des Allemands braqua sa mitraillette
dans notre direction et ouvrit le feu. Quatorze d'entre nous tombèrent.
Neuf succombèrent sur le champ. Cinq furent gravement blessés.
Un seul resta indemne.
Pour que l'on ne les oublie pas, voici les noms des morts :
Mme Thonon 31 ans
Mme Beauvois et son fils Paul âgé de 7 ans
Mme Lucien Hurlet-Nouprez et sa fille Christiane âgée de
trois ans
José Mors 15 ans
Léon Grismer
Émile Colin âgé de 7 ans et demi
Léonie Angèle, 26 ans
Les blessés étaient :
Monique Thonon 2 ans
Yvan Beauvois
Irma Loffet
Ma femme et moi même, Jules Hurlet
Au moment ou les Allemands ont tiré sur ma femme, celle-ci portait
dans les bras, le petit Yvan Beauvois. Elle est tombée, atteinte
de plusieurs balles à l'épaule et à la jambe. Puis
elle s'est sauvée derrière la maison, a emmené
encore la petite Marcelle Beauvois, sœur d'Yvan. Elle s'est ensuite
réfugiée, avec les deux enfants, dans les bois de Masure,
ou elle a passé la nuit. Mme Hurlet s'est jetée sur eux
pour les préserver des projectiles.
Le lendemain, la canonnade et le fracas ayant cessé, elle se
sentit rassurée et abandonna quelques temps les petits, apaisés,
pour regagner la ferme. Elle s'introduisit dans le garage et constata
que je n'étais pas parmi les victimes. Elle en conçut
un immense espoir. Elle m'avait cru mort. En réalité,
je m'étais réfugié dans les caves de la maison
Gillard, après que les balles allemandes m'eussent miraculeusement
épargné.
Quand je dis épargné, j'exagère un peu. J'avais
une balle dans le pied droit, des balles dans les mains, et de la mitraille
aux genoux. De plus, j'étais devenu sourd.
Je dois la vie au fait que j'ai été atteint le premier.
Les cadavres de mes compagnons étant tombés sur moi, les
Allemands ne se sont pas souciés de m'achever. Ils me croyaient
mort.
Malgré mon état grave et me rendant compte que ma retraite
n'était pas sûre, je me traînait au prix de mille
souffrances dans le bois. Mon domestique, Jules Blaise, qui se trouvait
dans le fenil au moment de l'arrivée des Boches, s'était
enfui. Il me retrouva dans une excavation pratiquée par des bûcherons.
Il m'a tiré de mon trou et m'a conduit en lieu sûr. »
Saint-Vith
Prenez une carte
de Belgique, et joignez, par une ligne, Stavelot à Bullange.
Faites un trait de Bullange à Saint-Vith. Joignez enfin Saint-Vith
à Vielsalm et Vielsalm à Stavelot. Vous obtiendrez approximativement
un quadrilatère. Des quatre villes d'angle, deux sont totalement
détruites : Bullange et Saint-Vith, et les deux autres sont fortement
endommagées : Vielsalm et Stavelot.
Entre cette dernière ville et Bullange, se dressent les ruines
de Malmédy. A l'intérieur du quadrilatère, c'est
la désolation la plus complète. Tous les villages qui
y sont inscrits, tels Faymonville, ont été ravagés.
Mais la cité sacrifiée entre toutes, celle qui mérite
la palme de martyre, est incontestablement Saint-Vith. Nous y sommes
venus au début de février. Deux mois plus tôt, nous
nous y trouvions. La petite ville rustique s'était offerte alors
à notre vue toute souriante, paisible et de charmant accueil;
derrière un bouquet de sapins dont l'odeur venait à nous,
comme un souhait de bienvenue. Arrivés au même endroit,
nous avons cherché en vain la silhouette de ces habitations.
Après un moment de stupeur, nous avons bien dû nous rendre
à l'évidence. Saint-Vith avait disparu. Elle a été
rayée de la carte. Les maisons ont été écrasées
sous les bombes. C'est une ville morte que nous traversions. On pouvait
s'y croire transporté sur quelque champ de fouilles de Grèce
ou d'Anatolie. Tout est rasé; tout est anéanti. Trois
cents habitants environ -on ne savait au juste- gisaient toujours sous
les décombres. Seules quelques autos américaines circulaient
parmi les ruines dans un invraisemblable bourbier.
Le cimetière lui-même n'a pas été épargné
: labouré par les bombes, de nombreuses tombes ont été
détruites et maint cercueil y fut éventré. Des
ossements furent projetés au loin.
Le bourgmestre (maire pour les Français), ainsi que l'abbé
Bush, curé de Saint-Vith, qui venaient d'arriver de Bruxelles
en même temps que nous, regardaient les vestiges de la cité,
avec des larmes dans les yeux.
Le commissaire d'arrondissement, qui les accompagnait, ne détachait
pas son regard de ces quelques monceaux de débris et de briques,
sans lesquels on ne découvrirait même plus l'emplacement
de la cité défunte. Il n'est pas superflu, pour mieux
comprendre ce qui s'est passé ici, de reprendre un peu l'histoire
militaire de la bataille de Saint-Vith.
Wanne
En 1946, monsieur
Edmond Englebert, secrétaire communal, a fait le témoignage
suivant :
« Les Allemands
ont fait leur apparition à Wanne, le lundi 18 décembre
un peu avant midi. Vingt-huit blindés arrivèrent par la
route Henumont-Wanne et se dirigèrent vers Trois-Pont et Stavelot.
Dans la soirée, une vingtaine de ceux-ci rebroussèrent
chemin vers l'Allemagne, mais ce ne fut pas pour longtemps. Le lendemain,
un nouveau contingent de blindés plus nombreux revint à
Wanne, et y séjourna jusqu'au mardi après-midi. Jusque
là, aucun incident n'avait eu lieu entre les Allemands et les
habitants.
Tout se résumait à quelques têtes de bétail
enlevées et aux réserves alimentaires volées. Mais
cela changea avec l'arrivée de l'infanterie vers 15 heures. Elle
apportait la terreur avec elle. Crevant de faim et tout dépenaillés,
ces soldats sillonnèrent le villages, revolver et mitraillette
en main, exigeant du pain, du beurre, des œufs et du lard.
Si un habitant ne donnait pas tout de suite les vivres exigés,
la maison était mise à sac. En quelques instants, le pillage
des fermes et des autres habitations fut complet. Vers 5 heures, des
rafales de mitraillettes furent perçues. Un groupe de soldats,
de leur seule initiative tuaient les hommes du village, près
de l'église. Ils en abattirent cinq et ne furent arrêtés
dans leur macabre besogne que par un ordre d'un chef annonçant
le départ.
Le lendemain, chez un brave homme de cultivateur, les SS trouvèrent,
cachées dans la grange, une sacoche et une cartouchière
de soldat allemand. Ils arrêtèrent le cultivateur, le traînèrent
de bureau en bureau et finalement le tuèrent dans un champ.
Au village d'Aisemont, les Nazis ont tiré sur un groupe de trois
personnes qui se rendaient dans un abri chez leur voisin, tuant une
jeune fille et blessant un jeune homme. Dans les autres villages des
environs eut lieu un pillage en règle des habitations. »
En hommage, voici
les noms des victimes de Wanne :
Counet Émile
Counet François
Hemroulle Émile
Hemroulle Léon
Milbers Louis
Maréchal Théophile
Manguette Denise, réfugiée de Liège et âgée
de 18 ans
Renardmont
Madame Veuve Léon
Hourand-Marcas de Ster témoigne :
« Le mardi
19 décembre, de nombreux habitants du hameau de Ster, situé
à trois kilomètres de Stavelot, s'étaient réfugiés
dans la cave-abri de Mme Veuve Jules Gaspar. Au début d'après-midi,
fatigués de rester dans ce refuge, quelques hommes en sortirent
pour aller « prendre l'air » sur le chemin voisin de la
maison. Quelle ne fut pas leur stupéfaction quand, tout à
coup, ils se trouvèrent en présence de soldats allemands
camouflés en Américains.
C'étaient des S.S. Ils forcèrent les hommes à marcher
devant eux. Passant devant la ferme Gaspard, les nazis firent sortir
des caves les personnes qui s'y étaient cachées et les
réunirent dans la cour. L'un des soldats allemands, ayant fait
un signe de la main comme s'il voulait parler à quelqu'un, je
m'approchai avec une autre jeune femme.
Il prétendit que l'on avait « lancé quelque chose
». Simple prétexte pour prendre les hommes et les joindre
à ceux qu'ils avaient déjà enlevés de la
maison Gaspard. A la ferme suivante, ils aperçurent M. Blaise
qui ouvrait la barrière de sa cour. Ils l'arrêtèrent
également.
Ils s'emparèrent aussi de M. André qui travaillait paisiblement
derrière sa demeure. C'est avec ce contingent de pauvres hommes
qu'ils arrivèrent à Renardmont, situé à
dix minutes de Ster. Ils firent entrer tout le monde dans la cour d'une
petite ferme, frappant de leur fusil ceux qui tentaient de se rebiffer.
Ils allèrent encore chercher à leur domicile, à
Renardmont, Jules Willem et son frère Léon. Ces deux nouvelles
victimes vinrent donc s'ajouter aux dix-neuf autres qu'ils avaient déjà
recueillis en cours de route. Et alors, ce fut l'horrible massacre qui
commença dans le hangar de la ferme de Mme Legrand-Souveau.
Piétinant les corps effondrés, ils achevèrent au
revolver ceux qui gémissaient encore. Et pour ne laisser sans
doute aucune trace de leur cruauté, ils mirent le feu à
des fougères dans le hangar et brûlèrent les cadavres.
De cette horrible tragédie, deux hommes purent s'échapper
sans blessures : Achille André, de Ster, et Henri Tombeux de
Stavelot. »
Mr Achille André a confirmé ce récit :
«Ce mardi-là,
19 décembre, je me trouvais dans la ferme, occupé à
donner à manger aux poules. Soudain, je vis arriver une quinzaine
de soldats portant l'uniforme américain. Je constatai avec étonnement
qu'ils étaient coiffés de casques allemands. Tous me considérèrent
avec méfiance. Un second groupe passa, également vêtus
de costumes américains. Ils m'appelèrent et, sans explication,
me donnèrent de violents coups de pied dans le ventre.
A leur suite ils traînaient une douzaine d'hommes du village.
J'ai été poussé vers le groupe et on nous a tous
conduits à Renardmont, hameau voisin, où ils ont encore
ramassé six personnes, dont deux femmes. En tout, dix-neuf personnes
qui furent poussées vers la ferme Goffin. Là, ils s'adressèrent
à Marthe Goffin qui avait 23 ans et lui demandèrent à
boire. Puis on nous dirigea vers la ferme Pirnay. Les Allemands découvrirent
encore deux hommes cachés, ce qui porta notre nombre à
21. Nous fûmes alors entraînés vers la buanderie
de la ferme Legrand. Deux soldats se tenaient à l'entrée,
frappant à coups de crosse ceux qui passaient le seuil. On hurlait
de douleur.
Un des soldats, mettant alors le genoux à terre, braqua son fusil-mitrailleur
dans notre direction. Après nous avoir nargué pendant
quelques instants, il ouvrit le feu. Quatre ou cinq rafales nous atteignirent.
Je me suis laissé tomber. J'ai fait le mort. Un autre soldat,
armé d'un revolver achevait les blessés. Il a marché
dans ma direction pour abattre à bout portant l'homme qui était
tombé à côté de moi : Léon Hourand.
Puis, les plaintes cessèrent.
Le bourreau s'était éloigné un instant, je relevai
la tête. Je m'aperçus alors qu'il revenait en portant des
fagots.
Il plaça ceux-ci sur les cadavres et y mit le feu. Soudain, un
coup de sifflet retentit et l'Allemand disparut en courant. Nous devions
apprendre par la suite que deux jeunes gens s'étaient enfuis
dans les bois. Ils furent rattrapés et exécutés
sur place. Ce sont Raymond Desonnay, 17 ans et Joseph Drouget, 19 ans.
D'autres survivants s'aperçurent comme moi de la disparition
de l'Allemand. Ils se relevèrent et portèrent aide et
assistance. Nous rendant compte que les Allemands étaient partis,
nous avons pris le large. Une jeune fille, Isabelle Jourdan, 20 ans,
blessée à la jambe réclamait du secours.
Son fiancé, Armand de Potter, 20 ans, de Termonde, quoique blessé
à la cuisse, réussit à la traîner dans une
maison voisine ou il lui banda la jambe au moyen d'une écharpe.
Une grave hémorragie s'était déclarée et
l'infortunée fut transportée à l'hôpital
de Verviers, puis à Bruxelles, où l'on dut amputer le
membre blessé.
Treize malheureux restèrent dans les flammes. Ce sont MM. Louis
Gaspard, beau-père d'Achille André ; Henri Dewalque; Émile
Verdin; Alphonse Verdin; Léon Hourand; Albert Gaspard; Léon
Blaise; Hubert Delcourt ; Joseph Vitrier; Frans Legrand ainsi que trois
personnes de Stavelot : Jules Rousseaux et son épouse ainsi que
le facteur Léon Willem. »
M. Marcel Legrand, 34 ans à l'époque, propriétaire
de la ferme ou se déroula le drame raconte :
« Je me
trouvais dans la salle à manger avec ma femme, ma belle-mère
et mes deux enfants, Freddy, 7 ans et Roger, 4 ans lorsque j'ai vu passer
les Allemands poussant à coups de crosse, un groupe d'hommes.
J'ai vu le soldat qui mitraillait au fur et à mesure ceux qui
pénétraient dans la buanderie. J'ai vu le même homme
mettre ensuite le feu aux fagots. Je suis monté au premier étage,
laissant ma belle-mère, ma femme et mes enfants au rez-de-chaussée.
Vers 8 heures du soir, n'entendant plus aucun bruit, je me suis penché
sur la rampe d'escalier et j'ai appelé les miens. Personne ne
répondant, je suis descendu et j'ai trouvé les corps de
ma femme et de mes deux enfants devant le foyer. Le cadavre de ma belle-mère
était étendu sur le seuil. A-t-elle voulu s'opposer à
l'entrée des Allemands dans la maison en parlementant avec eux
? Je l'ignore, mais à présent, je suis tout seul ! »
La Roche
Mr Alfred Richelle
se trouvait le 27 décembre, à l'école des sœurs,
avec sa famille et des blessés que l'on était en train
de soigner. A 15 heures, la ville fut bombardée. L'école
fut atteinte en plein et s'effondra. C'est par miracle de M. Richelle
put se sauver, mais sa femme et ses deux fils, âgés respectivement
de dix-sept et sept ans, ainsi que sa nièce, furent ensevelis
sous les décombres. La veille, la maison de M Richelle, un magasin
d 'épicerie, avait été complètement détruite.
Ainsi, ce malheureux avait tout perdu : sa famille, sa maison et tout
ses biens. Il s'est inscrit pour les besognes les plus dures. Il a dégagé
de ses propres mains les corps de sa femme et de ses enfants afin de
leur donner au plus tôt une sépulture décente.
Mlle Gisèle
Cuypers, nièce de M. Bihain, secrétaire communal à
l'époque est une grande et forte jeune fille; c'est une vaillante.
Elle est restée à La Roche durant toute la bagarre et
elle a pu consigner sur un carnet les principaux évènements
qui s'y déroulèrent du 19 décembre 1944 au 13 janvier
1945. C'est un témoignage sincère que je vais donc reproduire
tel quel ci-dessous.
« Le 19
décembre, grand mouvement de troupes américaines en majeure
partie, et quelques troupes anglaises. Accès au pont interdit
aux civils : il est gardé par des sentinelles américaines.
Suite à l'émission radiophonique, annonçant l'avance
allemande, les hommes font leurs préparatifs de départ.
Départ aussi des Américains des ateliers de réparation
de la 1ere armée, installés ici depuis plus de deux mois.
Ils disent adieu à tous leurs amis et à leur petite amie.
L'après-midi, activité inhabituelle de l'aviation. Les
appareils d'observation survolent les bois aux abords de La Roche. La
journée se passe comme d'habitude, mais l'énervement croît
parmi la population. Nuit calme. Le bruit du canon se rapproche d'heure
en heure.
Sept heures et
demie, le 20 décembre. De la direction de Nadrin, premières
rafales d'obus allemands qui tombent sur divers quartiers de la ville,
aux environs du terrain de football, de la tannerie de la route d'Houffalize,
dans le Val de Bronze et sur l'hôtel Antwerpia. Les vitres de
certaines maisons sont brisées. Plus tard, nous apprendrons que
ce sont deux chars allemands qui ont fait incursion dans les bois voisins
et qui ont tiré sur la ville. La population larochoise est désormais
fixée sur le sort qui l'attend et sur l'apparition prochaine
des Allemands. Les réfugiés du Grand-Duché de Luxembourg
et des villages frontaliers arrivent nombreux. Les hommes, les jeunes
surtout, quittèrent la localité. Vers 10 heures, nouveau
tir d'artillerie plus nourri, cette fois aux environs du Chalet et de
l'Église. Mort du R.P. oblat Benoît Liégeois, tué
sur le seuil de sa porte. Il fut un des héros du maquis de Marcour,
en septembre dernier. Plusieurs américains sont aussi victimes
des premières attaques ennemies. Intense mouvement de troupes.
Le 21 décembre,
les Américains de la 7 ème division arrivés la
veille quittent la ville. Une colonne de chars venue d'Aix-la-Chapelle
prend la direction d'Houffalize. Des obus allemands tombent de temps
à autre sur la ville.
Détail spécial : les Américains se trouvent toujours
à Villez. A La Roche, un officier réquisitionne des chambres
pour la nuit à l'hôtel des Bruyères. « C'est
pour 40 hommes » dit-il, et il paye en argent allemand. Peu après,
la colonne blindée revient de la direction d'Houffalize. Elle
quitte La Roche vers 15 heures.
Il n'y a bientôt plus un seul Américain dans la ville.
A 17 heures des Allemands arrivent à Villez et s'installent dans
les hôtels. L'officier qui effectue la réquisition était
en réalité un allemand.
A 20 heures, deux voitures avec quelques officiers allemands entrent
à La Roche, venant de Villez. Nuit calme.
Le 22 décembre,
à 5 heures du matin, une patrouille allemande entre à
La Roche, par la route d'Houffalize.
A 8 heures, des troupes arrivent plus nombreuses dans la cité.
La population se tient dans les maisons et évite le contact avec
l'ennemi. Ce n'est plus l'armée de 1940; les autos sont remorquées,
la plupart sont équipées au gazogène. Il y a des
hommes de tous âges. La tenue qu'ils portent est un mélange
de vêtements civils et militaires. Ils sont mal armés.
Vers 12 heures, les pillards font leur entrée dans la ville.
Ils dévalisent les hôtels et les maisons. Ils entassent
leur butin dans les voitures qui prennent le chemin de l'Allemagne.
L'artillerie arrive nombreuse et des postes de D.C.A. sont installés
à Dester, Chession et le Paphy. Durant toute l'après-midi,
passage de troupes et d'artillerie venant d'Houffalize. Il en vient
également de Samrée et de Beausaint. Nuit calme.
Les Allemands
arrivent de plus en plus nombreux, le 23 décembre. Paris, Cherbourg,
Saint-Lô, sont leur lieu de destination; du moins, c'est ce qu'ils
disent ou ce qu'ils croient. Au début de l'après-midi,
des avions américains parviennent à repérer les
postes de D.C.A. qui sont bombardés et mitraillés. Vers
17 heures, l'artillerie américaine bombarde la ville. Ce bombardement
va durer toute la nuit.
Des blindés
descendent de Samrée, le 24 décembre, et empruntent la
vallée de l'Ourthe. On présume qu'ils avancent vers Marche.
Des avions survolent la région durant toute la journée
et attaquent les différents postes de D.C.A. L'artillerie continue
son pilonnage jour et nuit.
Le lundi 25, journée
calme. Arrivée, dans l'après-midi, de l'État-major
allemand. Le général von Blomberg s'installe au château
du baron Henri Orban de Xivry, tandis que ses officiers vont loger à
l'hôtel des Buttes. A 17 heures, balles traçantes dans
la direction des bois avoisinants.
La nuit, bombardement par l'artillerie. A trois heures du matin, des
obus américains tombent dans la propriété occupée
par le général allemand.
Le 26 décembre,
à 8 heures du matin, le général von Blomberg rejoint
ses officiers d'Etat-major à l'hôtel des Butes. A 9 heures,
des avions survolent la ville. L'agonie de la petite cité va
commencer. Les premières bombes tombent et c'est sur le pont
jeté au-dessus de l'Ourthe en octobre dernier par les Américains
que le premier coup est porté.
A 10 heures 20, une nouvelle vague détruit successivement le
château des Agelires, les maisons du Faubourg comprises entre
le pont et la ruelle de Pérovette, les tanneries Maurice Marquet,
la gendarmerie et, aux environs de l'église, les maisons comprises
entre la ruelle du Presbytère et la ruelle des Écoliers.
Le chiffre des victimes civiles est déjà important. Au
château des Agelires, quatorze personnes ont été
ensevelies sous les ruines, dont la comtesse Ruffo di Calabria et sa
fille Yolande, ainsi que le jeune Louis Orban de Xivry, âgé
de dix ans, fils du sénateur Etienne Orban de Xivry. A la tannerie
Marquet, vingt personnes ont trouvé la mort.
Tandis que les soldats continuent leur pillage, l'Etat-major du général
von Blomberg décide de se replier sur Mont-le-Ban. Vers 17 heures,
le général et sa suite quittent les « Buttes ».
Toute la journée, les postes de D.C.A. ont été
mitraillés et bombardés. La nuit, tir d'artillerie. Le
Faubourg brûle jusqu'au matin.
Le 27 décembre,
à 15 heures, bombardement par deux vagues d'avions. La première
s'attaque à la Grand rue, la seconde aux maisons bordant l'Ourthe.
De nombreuses demeures s'effondrent : trente-sept en une fois sur la
place du Marché et Chantraîne. Plus de douze bombes tombent
dans l'Ourthe, en face des « Buttes ». Les réfugiés
arrivent nombreux à Villez, qui est occupé par les Allemands.
Tir habituel d'artillerie jour et nuit. Les postes de D.C.A. subissent
des attaques quotidiennes de chasseurs alliés.
Le régime
d'occupation continue. Les agents de la Gestapo recherchent le lendemain,
jeudi 28, les personnes dont les noms figurent sur leurs listes. Ils
exigent les registres de la Maison Communale, ainsi que toute la correspondance
se trouvant à la Poste. Les sacs postaux sont brûlés
dans une cave de l'Hôtel de Ville avant que les Allemands puissent
s'en emparer. Tir d'artillerie durant toute la journée. Tir plus
nourri, la nuit.
Tir d'artillerie
intense, le vendredi 29. La batterie de D.C.A. de Dester est réduite
au silence, à la suite d'une attaque aérienne.
Tir d'artillerie
ininterrompu le 30 décembre durant la journée, moins actif
durant la nuit. Tir réduit des batteries de D.C.A.
Le dimanche 31
décembre, le tir d'artillerie se poursuit. Chute de neige dans
la journée. Le soir, le ciel est très clair. Les canons
de D.C.A. sont mitraillés dans la soirée.
Le 1er janvier,
quelques obus tombent dans la matinée. Des dépôts
de munition font explosion. A 11 heures, bombardement de la ville; 15
heures, nouveau bombardement. Cette fois, le Faubourg et le Chalet sont
entièrement détruits. Le bombardement d'artillerie se
poursuit toute la nuit.
Le mardi 2 janvier,
activité des chasseurs alliés. A 10 heures, les avions
bombardent à nouveau la ville. Le hameau de Villez subit un feu
de mitrailleuses très nourri.
Le mercredi 3,
sous le feu incessant de l'artillerie américaine, les Allemands
procèdent à la construction d'un pont. Des travailleurs
« Todt » participent au travail. Les pillages continuent.
La journée
du 4 janvier est assez calme. Attaque contre les postes de D.C.A. Tir
d'artillerie. Le quartier de Clairue, à proximité de l'Ourthe
brûle.
Le 5 janvier,
tir d'artillerie. Violents incendies dans le bas de la ville, du côté
de la route de Cielle. L'Hôtel Royal est incendié par les
nazis.
Le 7, le bourgmestre,
Mr Jean Orban de Xivry, ainsi que ses nièces, Isabelle et Béatrice
Orban de Xivry, sont sommés de prendre place dans une voiture
qui les emporte vers Houffalize. Le motif de ces arrestations est inconnu.
Dans le quartier de la route de Cielle, des hommes sont conduits au
Moulin de Royen et soumis à un interrogatoire sévère,
tandis que de jeunes femmes sont emmenées au même endroit
pour y travailler.
Le 8 janvier,
les Allemands se replient lentement vers Houffalize par la seule route
dont ils disposent encore pour sortir de la ville. Les batteries de
D.C.A. quittent La Roche. Des véhicules blindés s'établissent
u Diable Château.
Tir d'artillerie plus proche. La nuit, un très grand mouvement
de troupes dans la direction de Nadrin.
Le mardi 9, les
Allemands se font plus rares. Des mines sont placées dans divers
quartiers de la ville et sur les routes. L'après-midi, plus un
Allemand ne se trouve à La Roche. Ceux qui occupent Villez partent
également. Quelques obus tombent encore sur la ville durant la
nuit. Plus aucun véhicule allemand ne circule. L'ennemi semble
avoir fui.
Le 10, très
violent tir d'artillerie sur le bas de la ville : rafales de mitrailleuses
au cours de la journée. La nuit, feu roulant de chars et d'artillerie.
Le 11 à
9 heures et demie, entrée en ville d'une patrouille américaine
venant de Cielle. Elle suit la rive droite de l'Ourthe et va en reconnaissance
jusqu'à Villez. Une patrouille anglaise entre à La Roche
par la route de Melreux et suit la rive gauche de l'Ourthe. L'après-midi,
tir nourri de l'artillerie allemande, venant des hauteurs de Bérismenil.
Le tir continue toute la nuit. Les maisons de l'Avenue des Bains sont
atteintes par les obus allemands.
Le 12, libération
totale de la ville. Les Américains longent la rive droite de
l'Ourthe, tandis que les Anglais progressent rapidement sur la rive
gauche. Douze heures : les fantassins britanniques montent la montagne
de Soeret. Un combat à la mitrailleuse est engagé avec
les Allemands qui résistent aux « Olivettes »; un
quart d'heure plus tard, ils sont mis hors de combat et le bâtiment
flambe. Les « Tommies » poursuivent leur marche vers Nisramont
et Ortho. La nuit s'annonce calme. Le bruit du canon s'éloigne.
Une heure du matin : des avions allemands font une incursion au-dessus
de La Roche. Des bombes tombent sur Dester, Beausaint et aux environs
de la Strument. C'est la dernière attaque contre la petite cité.
Le 13 janvier,
des troupes américaines et anglaises arrivent en grand nombre.
Les Américains attaquent les hauteurs de Nadrin, tandis que les
britanniques se trouvent au-delà d'Ortho. La liaison de la 2
eme armée britannique et de la 3 eme armée américaine
est imminente. »
Tel est le rapport
que préparait froidement, au jour le jour, une jeune fille de
La Roche.
Saint-Hubert
Les Allemands
sont arrivés le vendredi 22 décembre dans l'après-midi,
mais en réalité, ils n'occupèrent la ville que
le lendemain. A peine installés, les « protecteurs »
réquisitionnèrent les vivres et le pillage commença.
Le dimanche 24 décembre à 17 heures, le chevalier Ernest
Zoude, bourgmestre de Saint-Hubert, était appelé à
la Kommandantur, installé dans les bureaux de l'hôtel de
ville. Un officier lui tint à peu près ce langage :
« Notre Feldgendarmerie nous signale que les habitants écoutent
la radio anglaise. Je me vois donc dans l'obligation de confisquer tous
les appareils. Veuillez les faire déposer ici avant 19 heures.
Faites en sorte qu'il y ait au-moins cinq postes capables de capter
les ondes ultra-courtes et de « prendre » New York. »
Le bourgmestre répondit qu'il ne pensait pas pouvoir faire remettre
les appareils de radio en un aussi court laps de temps. L'officier insista.
Le maïeur qui cherchait un moyen d'enfreindre cet ordre, allait
trouver auprès des soldats allemands d'excellents auxiliaires.
En effet, lorsque les autorités belges se présentèrent
dans les immeubles pour réclamer les postes de T.S.F. les soldats,
qui s'étaient installés chez l'habitant refusèrent
de les donner. En fait, ils s'étaient déjà appropriés
la plupart des appareils.
« C'est un ordre de vos chefs », leur dit-on.
Ils firent alors une réponse qui en dit long sur la discipline
de l'armée allemande à cette époque.
« Si ceux qui portent des épaulettes ont la faculté
d'écouter les nouvelles, nous voulons aussi, jouir du même
privilège. Les postes sont ici et y resteront. »
Le bourgmestre n'avait d'autre ressource que d'aller conter sa mésaventure
à la Kommandantur.
L'officier furieux, déclara : « C'est bon, j'y vais moi-même
».
Il fut partout très mal reçu et il rentra en jurant et
en tempêtant.
Le 20 décembre,
la ville subit une violente attaque aérienne. Au nombre des immeubles
détruits, se trouve une maison spécialement célèbre
: celle ou naquit, en 1759, le peintre Pierre-Joseph Redouté
qui eut le rare privilège d'être successivement le professeur
de peinture de la reine Marie Antoinette et celui des impératrices
Joséphine et Marie-Louise, de la reine Marie-Amélie, de
la duchesse de Berry et de toute une pléiade de grandes dames
qui touchaient de près à la cour de France.
L'artillerie ouvrit le feu sur Saint-Hubert pour la première
fois le 2 janvier. Le tir fut poursuivi le 3 janvier et dans la nuit
du 3 au 4. Au cours des nuits des 6 au 7 et des 7 au 8 janvier, qui
furent des plus mauvaises, les habitants avaient cherché refuge
dans les caves des immeubles. Heureusement, comme Saint-Hubert est une
fort vieille ville, la plupart des caves y sont solides. Une centaine
de réfugiés occupaient les sous-sols de l'hôtel
de ville, tandis que 150 autres s'étaient installés auprès
des 250 élèves de l'École de Bienfaisance. La vie
était dure, le ravitaillement étant quasi nul, et les
provisions s'épuisant vite. Le bourgmestre avait heureusement
réussi à sauver une trentaine de têtes de bétail.
On les tuait comme on pouvait en fraude, car si les Allemands s'en étaient
aperçus, ils les auraient certainement enlevées. Ceci
permit à la population d'obtenir de temps à autre un morceau
de viande. Mais beaucoup de gens restèrent vingt jours sans pain.
Une maternité avait été installée dans l'une
des caves et on y procéda à un accouchement à la
lueur d'une bougie.
Les derniers obus tombèrent sur la ville le 10 janvier. Dans
la nuit du 11 au 12, les Allemands évacuèrent Saint-Hubert.
Ils partirent dans la direction de la barrière de Champlon, la
route de Lavacherie qu'ils utilisaient avant ayant été
coupée par les Américains. Le 11 janvier, une patrouille
de sept parachutistes français pénétra dans la
ville et y fit trois prisonniers.
On vit alors apparaître trois cavaliers enveloppés dans
des draps blancs et montant des chevaux de labour. C'était un
officier sud-africain et deux parachutistes belges venant de Libin.
Deux Belges ! Ils n'étaient pas les seuls.
La 6 eme division de parachutistes britannique qui opérait dans
la région de Rochefort-Saint-Hubert comprenait une unité
de parachutistes belges. Après nos hommes, nos couleurs : le
drapeau national fut hissé à l'hôtel de ville. Tout
de suite, les gens commencèrent à sortir des caves et
abris. On respirait à nouveau. Un petit avion de reconnaissance
allié survolait la ville en rasant les toits.
Le vendredi 12
janvier, à minuit, trente Américains venant de la direction
de Recogne, entrèrent à Saint-Hubert. Deux officiers prirent
contact avec le bourgmestre et l'un d'eux, prenant le maïeur à
part, lui glissa à l'oreille :
« Nous comptons
sur vous pour que vous donniez un certain relief à la cérémonie
de demain. Le Général Culin, le vainqueur des îles
Aléoutiennes, fera son entrée à Saint-Hubert. »
Il ajouta avec un peu d'amère ironie : « La B.B.C. vient
d'annoncer que les troupes anglaises ont repris Saint-Hubert. Or c'est
nous qui l'avons libérée. La joyeuse entrée du
Général sera une mise au point.. »
Le chevalier Ernest
Zoude a signalé que, malgré les instructions reçues,
la plupart des fonctionnaires quittèrent la ville au moment du
danger. De toute l'organisation judiciaire, aucun fonctionnaire ne resta
à son poste. Il y eut moins de défaillance dans le personnel
communal.
« Et pourtant, ajouta M. Zoude, nous avons pu constater combien
la présence de quelques fonctionnaires peut aider et réconforter
la population dans les moments critiques. »
Ce que M. Zoude oublie de dire, c'est que grâce à son sang-froid
et à sa sagesse, de nombreuses vies humaines furent sans doute
épargnées.
Par exemple, les Allemands lui demandèrent un jour la liste complète
de tous les hommes valides habitant la ville, celle des hommes de métier
et des spécialistes. Ils exigèrent aussi la copie du plan
cadastral de Saint-Hubert.
Le tout devait être fourni le plus rapidement possible. M. Zoude
fit traîner la chose en longueur. Chaque fois qu'on lui réclamait
les listes, il prétextait que, pour donner des renseignements
très complets, il devait encore se livrer à diverses recherches.
Et ainsi, le temps passa. Puis les Allemands partirent. Les hommes de
Saint-Hubert avaient échappé à un travail forcé
en déportation.
Un autre jour, un officier allemand en fureur pénétra
dans le bureau du bourgmestre. D'une voix menaçante, il cria
:
« On a coupé un de nos câbles téléphonique.
C'est un acte de sabotage. Nous allons prendre des otages. »
Le chevalier Zoude le calma de son mieux, lui expliquant que la population
de Saint-Hubert était composée de braves gens incapables
de commettre un tel acte. Et, prenant les devants, le maïeur répliqua
:
« C'est bon, je vais faire le nécessaire et veillerai personnellement
à ce que de tels actes ne se reproduisent plus. »
L'officier, calmé, s'en alla. Il ne fut plus question d'otages.
Les Allemands
ne commirent pas d'atrocités dans la région de Saint-Hubert.
Par contre, ils pillèrent systématiquement toutes les
habitations de la ville et ce qu'ils enlevèrent est impressionnant.
D'autre part, à la poste, les Allemands fracturèrent le
coffre et s'approprièrent une somme de 3.041.519 francs, comprenant
environ trois millions d'anciens billets retirés de la circulation.
Ils s'imaginaient faire un bon coup. Ils en furent pour leurs frais
!
Marcourt
En septembre,
à Marcour, les Allemands avaient fusillé des otages.
Le 23 décembre, les « Vert-de-gris » sont revenus.
Ils ont arrachés plusieurs jeunes filles à leur famille
pour les outrager bestialement. La plus jeune n'avait pas quinze ans.
Une autre s'était cachée chez son oncle, lorsque arrivèrent
les tortionnaires. Ils découvrirent la jeune fille et l'emmenèrent
de force à l'extérieur. Ils la conduisirent dans les caves
d'une maison occupée uniquement par des Allemands et là,
sauvagement, ils abusèrent d'elle.
Un père de deux jeunes filles, M. Piret, fut tué par les
brutes alors qu'il voulait sauver ses enfants.
Marcour possède une jeune héroïne qui s'appelle Denise
Baclin. Le jour de Noël, elle vit arriver chez elle, un soldat
américain qui s'était égaré. Elle le ravitailla
et le cacha. Mais elle voulut faire plus. Les Américains occupaient
encore le hameau de Marcouray à 2 km de Marcour. Elle prit la
décision de le conduire jusque là. Le risque était
grand car déjà les troupes allemandes cantonnées
à Marcour étaient nombreuses. Sur ces entrefaites d'ailleurs,
et au moment ou le soldat américain se réchauffait, des
soldats allemands entrèrent dans la maison. Il n'eut que le temps
de se réfugier à nouveau dans la cave.
« Cachez-vous un Américain ? » Questionna le chef
de la patrouille ?
« Non » répondit avec calme la jeune fille.
Le soir même, à travers les postes allemands, elle reconduisit
son hôte imprévu dans les lignes américaines.
Pour son malheur, quelques prisonniers allemands la virent arriver accompagnée
de son Américain. Aussi, deux jours plus tard, lorsqu'ils furent
libérés, s'empressèrent-ils d'aller le raconter
à Marcour.
Un soir que la jeune fille était déjà couchée,
six Allemands pénétrèrent chez elle et l'interrogèrent.
« Nous sommes venus ici pour vous parler. Quand avez-vous été
à Marcour pour la dernière fois ? »
Elle répondit : « Dimanche dernier ». Alors qu'en
réalité, c'était le lendemain qu'elle s'y était
rendue.
Et l'interrogatoire sévère se prolongea.
-Êtes-vous allez seule ?
-Oui.
-Pourquoi êtes-vous allé là-bas ?
-Pour chercher du ravitaillement. »
Soudain, furieux, celui qui paraissait le chef s'écria :
« Vous nous avez trahis. Votre compte est bon. Nous reviendrons
demain. »
Heureusement, la jeune fille ne les a pas revus et pour cause, les Américains
approchaient.
Celles
NDLR : habitant
Celles, et ayant entendu quelques témoignages de personnes ayant
vécu l'offensive sur place, je vous demanderai de bien vouloir
prendre le récit qui suit avec toutes les réserves d'usage.
En effet, Marthe Monrique, la femme qui arrêta les blindés
allemands est un épisode de la légende de l'offensive
des Ardennes.
Or, qui dit légende, dit également qu'il ne faut pas prendre
tout au pied de la lettre … En effet, on sait que les blindés
de la 2 eme Panzer Division ont été arrêtés
dans un premier temps par manque de carburant, et ensuite, par l'aviation
et l'artillerie alliées, dirigées grâce aux renseignements
donnés par le baron Jacques de Villenfagne de Sorinnes qui avait
fait une reconnaissance nocturne entre le 23 et le 24 décembre,
accompagné de son cousin, Philippe le Hardy de Baulieu. Le mensonge
de Marthe Monrique a-t-il été utile ou non, nous ne le
saurons sans doute jamais, mais l'histoire mérite d'être
racontée.
Celles est situé à environ 10 kilomètres de Dinant.
On raconte que c'est grâce au courage de Marthe Monrique que les
Allemands y ont été stoppés. En voici le récit
!
Quelques années
avant la guerre, Marthe Monrique vint s'installer à Celles en
compagnie de son mari. Ils firent construire un coquet pavillon au carrefour
des routes de Dinant-Rochefort-Ciney. Il l'appelèrent «
Pavillon Ardennais » et y installèrent un café-restaurant.
Or, le 24 décembre, à 6 heures du matin, quelques chars
« Panther », débouchant de la route de Ciney, s'engagent
sur celle de Dinant. En moins d'une demie heure, les chars pouvaient
atteindre leur objectif. Mais le char de tête sauta sur une mine,
pratiquement en face du « Pavillon Ardennais ».
Voici le récit de Marthe Monrique.
« Au bruit
de l'explosion, je fis de la lumière. Des officiers allemands
firent irruption dans la maison. Leur char était démoli
mais ils étaient indemnes. Ils m'interrogèrent et, comme
je parle assez facilement l'allemand, je pus leur répondre.
-A combien de kilomètres sommes nous de Dinant ?
Il était inutile de mentir, le poteau indicateur se trouvait
en face du pavillon.
-A dix kilomètres
-C'est bon, nous devons être à Dinant avant midi.
-Quel est l'état de la route ?
Ici, j'ai pu les tromper.
-La route vers Dinant a complètement été minée
par les Américains. Ils ont travaillé nuit et jour, enterrant
même les mines près des arbres. Ce serait folie que de
prendre ce chemin.
-Et par Sorinne ?
-C'est également miné !
En réalité, il n'existait qu'un simple cordon de mines
devant mon établissement. Si les Allemands avaient voulu, ils
auraient atteint Dinant sans autres dommages que le char perdu à
Celles.
Ils se consultèrent et décidèrent de placer les
chars dans les bois de Mayenne et de Bry, en attendant que le jour se
lève. Croyant que les routes étaient minées comme
je le leur avait dit, ils voulurent s'infiltrer entre les routes et
envoyèrent des patrouilles à Foy-Notre-Dame.
A l'aube, l'aviation alliée fit son apparition dans le ciel.
Les appareils piquèrent et mitraillèrent presque à
bout portant les chars et les véhicules disséminés
un peu partout sur un plateau. Ce fut un véritable carnage.
L'état-major allemand s'était réfugié au
« trou Méria »; c'est une grotte naturelle dans les
bois, derrière Hubaille. Puis les Américains arrivèrent
et l'affaire fut vite terminée. »
(NDLR : Quand on parle de grotte naturelle, n'allez pas imaginer une
grotte du style Lascaux ou même une grotte avec des salles de
50 mètres carrés. Pour y avoir été quelques
fois, c'est un creux dans la roche. On y fait trois à quatre
mètres avant de se trouver devant une descente inclinée
à 50 ou 60 ° et une ouverture de 50 à 60 cm qu'on
ne peut réellement franchir qu'à moitié couché.
Je me suis souvent demandé comment pouvait s'être agencé
un PC dans ces conditions. Pourtant, l'histoire est vraie, et confirmée
par Joseph Defossez ainsi que mes beaux-parents (Joseph et Domitille
Léonard) qui racontent que des câbles téléphoniques
avaient été tirés entre le trou Méria et
Hubaille où se trouvait le gros du Kampfgruppe Von Cochenausen.)
Les Allemands,
réfugiés dans les hameaux voisins, se rendirent les uns
après les autres. Ils demandèrent même aux civils
d'aller informer les Américains qu'ils désiraient se constituer
prisonniers. Dès que les avions apparaissaient dans le ciel,
ils s'engouffraient dans les caves.
A Ver-Custinne, un civil, dans la cave duquel les Allemands s'étaient
réfugiés, fut prié par ceux-ci de les remettre
aux Américains. Aussi, dès que ceux-ci arrivèrent
dans le hameau, le villageois descendit quatre à quatre les marches
de sa cave et, par signes, fit comprendre aux soldats que le moment
était venu. Il ne fut pas peu fier de conduire vers un poste
allié onze Allemands désarmés qui tenaient les
mains en l'air.
A Hubaille, deux cent Allemands, abandonnés par leurs officiers
prièrent un jeune homme de l'endroit (ndlr Joseph Defossez…
mon voisin) d'aller prévenir les Américains qu'ils désiraient
se rendre. Le jeune homme partit dans les lignes alliées et il
fut autorisé à ramener sa capture. Une heure plus tard,
il revenait tenant, avec son frère, un drap de lit en guise de
drapeau blanc. Derrière les deux jeunes Belges, les deux cents
Allemands, bras en l'air marchaient au pas.
Ailleurs, un Alsacien qui désirait se constituer prisonnier se
présenta à un civil. Ouvrant sa vareuse, il lui montra,
épinglé sur sa chemise, un portrait du Général
de Gaulle et un petit drapeau français. Quelques instants plus
tard, le souhait de l'Alsacien était exaucé.
Les Allemands
étaient parvenus à amener de l'artillerie jusqu'à
Celles. Trois grosses pièces et huit pièces moyennes avaient
été mises en batterie sur le plateau qui domine la Meuse.
Elles allaient ouvrir le feu sur Dinant quand les avions alliés
arrivèrent. Les artilleurs n'eurent pas l'occasion de tirer un
seul coup. Ils se sauvèrent à l'approche des appareils.
Le 27 décembre
à 7 heures du matin, les derniers Allemands, cachés dans
la région de Celles capitulèrent.
Le Baron Jacques
de Villenfagne, décédé aujourd'hui, officier de
réserve des Chasseurs Ardennais, passe la plus grande partie
de la guerre dans l'Armée Secrète (AS). En décembre
44, il est au château familial de Sorinnes.
« Le samedi
22 décembre, un bataillon du 3eme Royal Tank Division venait
de s'intaller au château.
Le lendemain, avec un sauf-conduit anglais, je suis parti pour Haversin.
Au passage à niveau de Leignon, j'ai vu trois chars de reconnaissance
américains qui m'ont suivi sur la route d'Haversin. Arrivé
au village de Haid, une femme m'a signalé que des Allemands étaient
en train de prendre position, avec des chars, dans les environs du village.
J'ai aussitôt fait demi-tour et je suis rentré au château.
Après avoir expliqué tout cela aux Anglais, je leur ai
dit « Vous n'allez tout de même pas laisser les Allemands
s'installer ici dans le pays sans savoir où ils sont, ce serait
une erreur militaire terrible. »
C'est alors que j'ai proposé d'effectuer une reconnaissance militaire
avec mon cousin Philippe le Hardy de Beaulieu.
Nous sommes partis à neuf heures du soir dans la nuit du 23 au
24 décembre. Nous étions habillés tout en blanc,
mis des essuies mains qutour de nos jambes et au-dessus de nos têtes
et avions empruntés les gants blancs des domestiques.
Nous devions rentrer au château à quatre heure du matin.
Grâce à notre connaissance du terrain en tant que chasseur
ainsi que notre expérience des combats comme Chasseur Ardennais,
cette reconnaissance fut un succès.
En voici l'histoire.
Nous sommes partis par la plaine jusqu'au village de Taviet pour y prendre
des renseignements. Là, nous avons vu des paysans qui nous ont
dit qu'ils avaient vu une jeep avec des faux Américains; c'étaient
en réalité des Allemands qui venaient chercher de l'essence.
Nous sommes repartis sur la route Achène-Celles. Là, nous
avons observé pendant vingt minutes, à cent vingt mètres
de nous, un char allemand qui pénétrait dans une prairie.
Cinq hommes ont été chercher de la paille au hangar pour
s'abriter un peu.
Puis on a entendu deux chars monter la côte vers Conjoux, près
de la ferme de Bry . Ils sont passés à la crête
sur un endroit où il y avait de la glace, cela fait beaucoup
de bruit, et puis le terrain commence à descendre, on diminue
les moteurs, on passe un talus, on vire, on entre dans les bois et on
casse des branches. Voilà mes deux chars situés exactement.
Alors, nous avons attendu, ils ont déchargé du matériel,
peut-être des pièces antichars, et on creusé le
sol pour les y installer. Nous nous sommes alors déplacés
pour aller un peu plus au sud, car nous entendions des bruits dans le
lointain. Des véhicules que l'on remue, ça fait un bruit
formidable sur un sol gelé.
A quatre kilomètres on aurait pu entendre ce que les gens disaient.
Et là, nous avons vu deux halftracks qui venaient s'installer.
Il en est descendu une patrouille de quatorze hommes qui sont passés
à septante mètres de nous. Ils sont allés vers
le nord. Nous avons été un peu plus à l'ouest,
juste en face de la ferme de Mahenne. Nous y sommes resté un
certain temps. Pendant que nous étions là, le groupe de
reconnaissance Von Böhm est descendu vers Foy-Notre-Dame. Nous
avons localisé deux chars lourds; le premier s'est mis au pied
de la côte dans les prairies, le second a passé un caniveau
à environ quatre cent mètres de Foy-Notre-Dame. Il a ensuite
roulé sur un sol dur, puis a passé un deuxième
caniveau qui se trouvait juste entre la ferme Calande et l'église
de Foy-Notre-Dame. Il a continué à rouler un peu, a escaladé
un talus, puis un autre talus et s'est arrêté. Il était
dans l'angle nord-est du jardin du curé de Foy.
Au cours de l'opération de reconnaissance, nous avions pu repérer
indépendamment de la lisière extérieure, en tout
quatorze chars, cinq batteries d'artillerie, huit points de concentration.
Nous sommes alors retourné par la plaine. A quatre heures moins
cinq, nous passions par les grilles du parc du château quand,
tout à coup, nous avons entendu un coup de canon tiré
des alentours de Celles. Ce coup de canon a été suivi
d'une belle engueulade entre les servants du canon qu'on entendait malgré
la distance, tellement longue que j'ai eu le temps de prendre ma carte,
ma boussole et de repérer l'endroit ou se trouvait ce canon.
C'était très précisément sur l'ancien chemin
qui va de Celles à Trussogne. Là, dans un bois, il y avait
une clairière que je connaissais et qui suivait ce chemin. Il
était possible d'y placer de l'artillerie. Par après,
j'ai demandé des tirs d'artillerie sur ce chemin. C'est là
que se trouvait la colonne d'attaque allemande, avec un millier de Panzergrenadier
ainsi que huit pièces d'artillerie.
L'artillerie alliée a fait un dégât monstre à
cet endroit et a peut-être changé l'issue de la bataille.
Alors, nous sommes rentrés au château et avons réveillé
les Anglais. Je leur ai donné tous les renseignements et nous
avons tenu un briefing qui a duré une heure et demie. J'ai d'abord
demandé le nombre de pièces d'artillerie dont ils disposaient.
Il y avait deux pièces anglaises à Onhaye et quatorze
pièces américaines entre Ciney et Leignon.
Je leur ai suggéré de concentrer un tir de harcèlement
avec ces seize pièces. Grâce à cette concentration,
il y avait moyen de mettre en pièces toutes les concentrations
allemandes. Les Anglais se sont laissés convaincre.
A 08H20, les premiers tirs commençaient.
La bataille a duré cinq jours. La pointe avancée de la
2 eme Panzer Division était arrêtée.
Bourcy
Le lundi 18 décembre,
on signalait les Allemands à six kilomètres du village;
ils y entraient le lendemain matin. Les Allemands se signalèrent
immédiatement par leur barbarie. Les premières victimes
de leur férocité furent Mr et Mme Jules Maquet, tenanciers
d'un café, place de la gare et qui furent abattus à coups
de revolver, dans leur cuisine, sous le prétexte qu'ils avaient
caché un soldat américain.
Le soir du même jour, une trentaine d'hommes furent conduits dans
une maison du village où ils furent longuement interrogés
par des membres de la Gestapo. On leur réclamait des renseignements
sur l'armée de la Résistance.
A un moment donné, l'un des soldats demanda si quelqu'un pouvait
lui procurer une bouteille d'eau-de-vie.
Le nommé Marcel Roland âgé de 47 ans, père
de quatre enfants, s'offrit à fournir la bouteille, mais il n'avait
pas prévu que des Allemands l'accompagneraient pour aller la
chercher. Dans la cave, les Allemands découvrirent des drapeaux
américains et alliés cachés dans une boîte;
les brutes rouèrent Roland de coups ainsi que sa femme et sa
fille aînée âgée de 15 ans. Roland fut ensuite
emmené dehors. On le retrouva mort, méconnaissable, à
150 mètres de sa demeure; il avait succombé aux suites
de mauvais traitements, car son corps ne portait aucune trace de balle.
Pendant ce temps, d'autres nazis pillaient la maison Roland en présence
des trois autres enfants.
Toutes les maisons du village furent pillées, les mobiliers saccagés
ou enlevés. L'église subit le même sort.
Les vandales enlevèrent le calice pour s'en servir dans leurs
beuveries et volèrent les aubes et les chasubles du curé
pour se camoufler dans la neige. Les bestiaux furent également
volés.
Huit jours plus tard, Fernand Maquet, fils des époux Maquet cités
plus haut fut arrêté à son tour par les S.S. et
tué de cinq balles dans la tête. On l'accusait de faire
partie de la résistance.
Pour échapper aux bombardements, les habitants de Bourcy ont
vécu dans les caves ou dans les bois de sapins recouverts de
givre et de neige. Ce cauchemar dura un mois.
Les Américains récupérèrent Bourcy le 19
janvier dans la matinée.
Bastogne
Sœur Raphaël,
religieuse de l'école Normale de Bastogne nous donne son témoignage
:
« Le dimanche
17 décembre, nous recueillîmes les premiers échos
de l'attaque allemande. Le sermon d'un Père franciscain nous
avait annoncé l'entrée de l'ennemi à Clervaux et
la panique générale qui l'avait suivie.
Aucun renseignement officiel ne nous en était cependant parvenu.
Pourtant certains indices nous plongeaient, lundi, dans l'inquiétude.
Des unités américaines se repliaient; le bruit de la canonnade
se rapprochait.
La population de l'école normale, de l'école ménagère
et de l'école professionnelle était d'une centaine de
jeunes filles. La menace était grave et notre responsabilité
très lourde. Nous nous étions concertés avec le
supérieur du séminaire sur les décisions à
prendre.
Ce prêtre déclara : « Quant à moi, je ne licencie
pas mes élèves. » Nous décidâmes de
faire de même. Mais à son retour, le proviseur s'aperçut
que la plupart de ses élèves étaient partis sur
ordre du proviseur ! Nous avons alors envisagé le projet de renvoyer
par chemin de fer les élèves dans leurs familles. Mais
les trains ne fonctionnaient plus. Un groupe d'élève se
rendit à pied, sous la conduite de deux religieuses, à
Amberloup où elles prirent le tram pour Marche. Après
leur départ, nous avons décidé de descendre toutes
au rez-de-chaussée et de dormir sur des matelas.
« Dormir », ce n'est pas le mot, car nous n'avons pas fermé
l'œil de toute la nuit du mardi 19 au mercredi 20.
A l'aube, le premier obus allemand est tombé à proximité
de l'établissement. Nous nous sommes réfugiées
alors dans les sous-sols où nous avons séjourné
jusqu'au 1 er janvier. Un refuge assez spacieux était aménagé
dans le bâtiment de l'école normale. Il abritait des habitants
des environs auxquels nous servions du café.
Après le bombardement d'artillerie par les Allemands et les combats
qui suivirent, la Croix-Rouge américaine qui se trouvait dans
l'impossibilité d'évacuer ses grands blessés, demanda
pour ceux-ci l'hospitalité de notre abri.
Pendant plusieurs jours, nous avons vécu en compagnie de ces
malheureux dans les sous-sols glacés. Deux prêtres du séminaire
partageaient avec nous notre réclusion volontaire : l'abbé
Fécherolole et l'abbé Ciglia.
Leur abnégation, leur dévouement, leur douceur chrétienne
nous furent d'un grand réconfort. Le moral était excellent.
On chantait au son du canon et du tac tac des mitrailleuses. La nuit
de Noël nous décorâmes de banderolles et de clinquants
le sapin traditionnel.
Les grands gars américains, songeant sans doute aux Noëls
de leur patrie lointaine, fixaient en riant et en pleurant l'arbre illuminé.
Et quelle fut leur joie, quand on distribua aux blessés de modestes
et naïfs cadeaux qui, auparavant, faisaient la joie des petits..
Ah, ce fut une belle soirée ! A minuit l'abbé Fécherolle
accompagné par les sœurs et les élèves chanta
la grand'messe avec tout son rituel. C'était la plus belle messe
de minuit qu'il me fut donné d'entendre ! Dans nos âmes
frémissaient un peu de cette ferveur qui devait animer les premiers
chrétiens.
Puis nous nous sommes endormis. Mais à 5 heures nous avons été
réveillés par le tonerre du bombardement aérien.
Les portes et les fenêtres furent arrachées. Aucun affolement
ne se produisit parmi les jeunes filles. L'abbé en souriant disait
:
-Mais ce ne sont pas des femmes, ce sont des soldats !
Jusqu'au premier janvier, nous eûmes encore à subir trois
bombardements nocturnes. Celui du 30 au 31 décembre fut particulièrement
terrible. Du soupirail des caves on apercevait la lueur des incendies.
Les maisons voisines brûlaient. Bientôt, les bâtiments
de l'école brûlaient à leur tour. Nous sortîmes
de notre abri pour combattre les flammes. Les sœurs, aidées
par les élèves, prirent des seaux et dirent la chaîne.
Pendant plusieurs heures, de frêles jeunes filles (qui en temps
ordinaire eussent poussé des cris d'effroi à cette idée),
hissées sur les toits, déversaient des seaux d'eau sur
le brasier. Nous parvînmes à maîtriser le fléau.
Le danger passé, nous regagnâmes nos abris.
Le 23 décembre, le colonel américain qui défendait
la ville avait reçu de la part des Allemands des émissaires
apportant des propositions de capitulation honorable.
C'est lors de cette demande que le fameux « Nuts » fut prononcé.
Dès que la situation fut jugée grave, une division aéroportée
américaine, qui se trouvait au repos en France, fut dirigée
sur Bastogne.
Lorsque les avions parachutaient des vivres pour les troupes assiégées,
le spectacle était tellement émouvant que la population,
malgré le danger, sortait et suivait les évolutions de
ces hémisphères bleues, jaunes, rouge orangées.
Vers la fin de décembre, ce fut l'espoir. Le bruit courut d'abord
que la route de Neufchâteau était ouverte. On parla d'évacuer
les blessés; mais le chemin se trouvait encore sous le feu de
l'ennemi. Dès que nous avons appris que la route était
praticable, nous n'avons plus eu qu'un seul souci : évacuer les
élèves.
Le samedi 30, on nous promit que nous pourrions partir le lendemain.
Mais notre attente fut vaine. Ce n'est que le 31 décembre, vers
18 H 00, que des Américains accoururent. Ils nous criaient :
-Vite, il y a deux camions disponibles.
Nous devions partir par Neufchâteau, avec quarante élèves,
sous la conduite de deux religieuses, dont moi-même.
Mais des avions apparurent dans le ciel. Le départ fut brusqué.
Trente élèves seulement et une religieuse (c'est-à-dire
moi) eurent le temps de prendre place. A Neufchâteau, ne parvenant
pas à trouver de logement, nous avons été hébergés
chez le doyen.
A ce moment, la population évacuait la ville par ses propres
moyens. La route de Neufchâteau était encombrée
de véhicules les plus hétéroclites : vieux vélos,
charettes d'ancien modèle, brouette, etc.
Le lundi 1 er janvier, nous découvrîmes un camion dont
le conductuer voulut bien nous conduire à Bertrix, puis à
Paliseul. Quand je suis rentrée à l'établissement,
je n'ai plus trouvé d'élèves. Les autres avaient
été évacuées vers Arlon avec la Communauté,
sauf huit religieuses volontaires décidées à rester.
J'étais la neuvième. A ce moment, il n'y avait plus que
des bombardements d'artillerie. Plusieurs officiers américains
reçurent nos soins. Toutes nos caves étaient occupées
par des unités américaines.
Notre supérieure, Sœur Emmanuel de Saint-Joseph, directrice
de l'école normale, a été tuée le mercredi
20 décembre.
Elle était en prière dans la cave, devant le Saint-Sacrement.
Des éclats d'obus on passé par le soupirail, la blessant
mortellement. Elle est morte exsangue après un quart d'heure.
Une autre religieuse a été blessée à la
jambe.
L'église paroissiale ainsi que la chapelle du séminaire
ont été endommagées. C'est ce qui a valu à
notre chapelle l'honneur de devenir paroisse.
Il faut également parler du dévouement du jeune vicaire
Detienne auprès de la population civile. »
On
Quelques jours
avant l'Offensive, Odon Marlaire, domicilié à Anvers était
évacué avec toute sa famille vers le petit village de
On, situé à côté de Jemelle.
Un jour, rentrant à vélo de Marloie, il croisa des soldats
américains en retraite qui l'avertirent de l'arrivée de
formations allemande commettant des atrocités dans la région.
Marlaire, impressionné par cette menace, n'hésita point.
Il fallait à tout prix rejoindre et sauvegarder les siens. Il
rencontra bientôt de petits groupes de parachutistes portant le
costume anglais et auxquels il signala naïvement le passage d'éléments
nazis. Quand, après bien des détours, il atteignit son
village, celui-ci était déjà infesté d'Allemands.
Les prétendus parachutistes anglais, étaient en fait des
Allemands. Vers le soir, on entendit le grondement sourd des premiers
chars allemands qui passaient dans le village.
Le lendemain, l'état-major allemand signifia aux autorités
communales que tous les hommes du village devraient se rassembler devant
l'église. Comme les autres, Marlaire se présenta. Lorsqu'ils
eurent attendus plusieurs heures, on les dénombra. On permit
à Marlaire de retourner chez lui à condition qu'il revienne
le lendemain à la même heure sur la place de l'église.
Méfiant, inquiet, il n'eut garde de se rendre à cette
convocation. Et pour cause … Les appelés furent immédiatement
expédiés en colonnes vers l'Allemagne. Il se félicitait
en lui-même de s'être fié en sa bonne étoile,
quand un groupe de soldats allemands firent irruption dans sa demeure,
l'appréhenda et le conduisit devant le commandant de la place.
Quatre autres réfractaires du village devaient bientôt
les rejoindre. Interrogé avec l'aménité que l'on
devine, on les condamna, en matière de répression, à
porter des munitions vers le front de bataille. Par les routes enneigées,
et sous la garde de soldats armés de mitraillettes, ils furent
obligés de charrier de lourdes caisses de grenades anti-chars.
Partis pendant la nuit, ils avancèrent jusqu'à Nassogne
ou l'enfer se déchaînait.
On les transporta ensuite en camion, à Neuville-au-Bois, puis
à Nadrin. Pendant toutes les stations de ce véritable
calvaire ils ne reçurent ni nourriture, ni boisson. Par un froid
cruel, souffrant de faim et de soif, sans abri d'aucune sorte, ils furent
parqués comme des bêtes dans une cour étroite. C'est
alors qu'on les remit à des officiers S.S.
On leur posa quelques questions, auxquelles on leur interdit d'un ton
brutal de donner la moindre réponse. Puis, entourés de
S.S. , ils furent chargés à bord d'un camion. Après
dix minutes de trajet, le véhicule s'arrêta à l'orée
d'un petit bois. Puis un ordre bref « Descendez ! »
Les captifs furent enchaînés deux à deux. Les officiers
paraissaient hésitants, mais après un bref entretien,
auquel prit part le chauffeur, celui-ci qui paraissait le plus décidé,
armé d'un pistolet, saisit la chaîne qui retenait les deux
premières victimes et les traîna à l'intérieur
du bois. Soudain une détonation retentit. Puis un second coup
de feu.
Quand ce fut le tour de Marlaire, on le vit s'avancer d'un pas ferme,
entraînant son compagnon de chaîne. Le canon glacé
du pistolet est posé derrière l'oreille droite. Un abîme
s'ouvre devant lui, il y tombe après une chute vertigineuse.
Aucune douleur ne le tenaille. Il revient à lui, se tâte.
Serait-il vivant ?
Puis il entend un bruit familier, celui d'un moteur. Il est en vie.
Il se relève, rampe lentement, rampe dans la neige qui se teinte
de son sang et avance à l'aveuglette dans la nuit.
Soudain, il heurte une cloison. C'est le mur d'une maison. Il trouve
la porte, la pousse et se retrouve dans un fenil rempli de foin. Il
entend des voix. Malheureusement, le langage qu'il entend, il le reconnaît,
ce sont des Allemands.
Il parvient à se cacher dans le foin et les solives de l'appentis
et il y reste 5 jours. Pour tenir le coup, il mange de la neige qu'il
recueille en passant la main par les orifices du toit. Ne voulant pas
mourir de faim ou de soif, il se décide quand même à
sortir pour chercher du secours. Il rampe sur la route pour parvenir
finalement à la maison elle-même. Il frappe à la
porte et entend parler, mais wallon cette fois. Une femme, des enfants
s'interrogent. Qui peut bien avoir frappé ?
« Je suis blessé, ouvrez-moi, je m'expliquerai »
parvient-il à crier !
L'appel est entendu. On lui fait un accueil apitoyé, on lui sert
du café chaud, on l'étend dans un vrai lit.
Quelques heures après, le bruit du canon des Américains
se rapproche. Ils sont revenus.
C'était la délivrance. Le lendemain, il était transporté
au poste de secours le plus proche, puis à l'hôpital militaire
de Huy ou l'on lui transfusa du sang. Ensuite à Schaerbeek. Après
un assez long séjour, il put enfin regagner le village de On.
Saint Léger
C'est une action
de représailles qui valut à Saint-Léger d'être
incendié.
Saint-Léger est situé entre Arlon et Virton était
resté indemne en 1940 et le serait peut-être resté
à la retraite de 1944, si, le 5 septembre, une auto allemande
n'avait été attaquée à quelque distance
de cet endroit par un poste de l'armée blanche.
Quatre des occupants tués, un jeune Italien, seul épargné,
courut donner plus loin l'alarme et les Allemands revinrent en force
au village.
Ca commença par un pillage complet du village et de ses habitants.
Puis ensuite, les allemands incendient 125 maisons, surtout dans le
centre et les rues principales : église, écoles, maisons
de culture ou de commerce, une usine de machines agricoles, tout ne
fut bientôt qu'un brasier compact, du sein duquel s'élevaient
dans la fumée noire les hurlements des bestiaux. Rien n'échappa
à cette furie, sinon qu'un sourire d'ironie se mêle parfois
aux plus affreuses choses. Dans une certaine maison, alors que les Allemands
entraient en criant « Feuer », une bonne femme crut qu'il
désirait fumer une cigarette et elle lui avança des allumettes.
L'incendiaire en fut tellement décontenancé qu 'il en
oublia de mettre le feu à la maison.
Egalement, les hommes de Saint-Léger ont vu la mort de près.
Ceux qui n'avaient pas pu fuir furent rassemblés devant l'usine;
les Allemands les avertirent d'ouvrir leurs vestes et de se préparer
à mourir. Ils attendaient de sang-froid la mitraille, lorsqu'on
leur dit de partir.
Saint-Léger fut quand même témoin de la barbarie
allemande en laissant quatre morts et le tiers du village détruit.
Stoumont
En décembre
1944, Edith Grégoire avait 21 ans. Elle raconte :
« L'ambiance
au village était assez particulière. Nous ne nous sentions
pas en sécurité avec nos hommes qui étaient en
captivité en Allemagne. En plus, des bruits alarmants parvenaient
régulièrement des régions frontalières :
les Allemands reviendront, ils l'ont promis, disait-on. Pourtant, aucun
mouvement de troupes américaines ou anglaises ne venaient affirmer
ces rumeurs… Par contre, le lundi soir, quand nous avons vu arriver
les soldats américains, nous avons compris que Stoumont allait
à nouveau connaître la guerre, et nous avons retrouvé
ces gestes de toutes les populations victimes de conflits : nous avons
descendu un maximum d'objets dans les caves, notamment des matelas et
les quelques vivres que nous possédions. Bientôt, le bruit
de la cannonade se fit entendre. De plus en plus près. Nous situions
les combats dans la vallée, vers Cheneux. Les fantassins américains
avaient pris position dans et autour de la maison, pour tenter de s'opposer
à l'avancée allemande. Mais les assaillants, venus du
bas du village, prirent assez rapidement le dessus et les GI's durent
se rendre. Avant de les envoyer en colonne vers l'arrière du
front, les SS dépouillèrent leurs prisonniers de tout
ce qu'ils avaient : argent, montre, rations de survie, chocolat, chewing-gum
… »
« Puis les
Allemands se sont occupés de nous : Raus, nach Cathedrale, nous
a hurlé un jeune officier. Nous avons vite compris que nous devions
filer vers les caves de l'église où une bonne partie de
la population de Stoumont était réunie. Je vous laisse
deviner les conditions de vie : quatre jours et quatre nuits sans boire
ni manger, sans aucune commodité, avec une ou deux bougies pour
maintenir un semblant de lumière, sous la surveillance de deux
ou trois Allemands et un Alsacien qui avait au moins l'avantage de parler
français, le tout, au milieu d'une bataille apocalyptique. »
« Le mardi,
l'Alsacien est descendu dans la cave de l'église et m'a désignée,
avec deux compagnes, pour aller préparer le repas de ses officiers.
Nous nous sommes retrouvées dans une cuisine-cave de Roua, le
hameau sur la colline de Stoumont; un carré de lard et quelques
œufs constituaient la base du repas, que les officiers voulaient
accompagner de café. Au bout de bien des efforts, nous avons
allumé un feu et préparé un café que nos
visiteurs ont immédiatement recraché, avec force gestes
suggestifs. Et pour cause, nous avions fait chauffer l'eau dans une
boulloire où traînait un pain de savon. Avec mes deux compagnes,
nous nous sommes empressées de préparer un breuvage convenable,
car les SS n'étaient pas d'humeur à rire.
Le lendemain, nous avons été à nouveau convoquées
dans la cuisine-cave et l'ordinaire a été amélioré
avec du chou-fleur et des côtelettes. Mais durant le repas, nous
avons été enfermées dans une pièce attenante
car les officiers devaient établir leurs plans de bataille. En
jetant un œil par une fente de la porte, j'ai vu les cartes déployées
sur la table et j'ai compris à ce moment que les assaillants
préparaient une attaque du préventorium de Saint-Edouard.
»
« C'était
complètement fou. On tirait de tous les côtés du
village, partout des camions et des blindés brûlaient;
en plus, on entendat des hurlements des bêtes prisonnières
des étables en feu. »
« Le jeudi,
je revins à Roua. La maison était vide, à l'exception
de quelques blessés auxquels sont apportés les premiers
soins. Accompagné d'une religieuse, mon beau-père a fait
le tour des bâtiments de Saint-Edouard avec un drapeau blanc,
espérant que les combattants observeraient une trêve afin
que les civils terrés dans les caves puissent être évacués.
Mais rapidement, il a fallu redescendre dans les abris car les troupes
américaines entamaient leur contre-attaque en remontant de Targnon,
dans la vallée. Partout on se battait. Dans leurs trous d'homme,
les soldats tiraient comme des fous. Puis, peu à peu, les hommes
de Peiper ont lâché prise … »
« Le vendredi,
au petit matin, les gens de Stoumont sortent de leurs abris pour découvrir
les restes de leur village. Les gens marchaient, hébétés,
exténués par ces heures infernales, dans la poussière
et dans le bruit, avec la peur comme première compagne. Je n'oublierai
jamais le visage d'une jeune soldat américain, mort appuyé
contre un tank; il était beau comme un dieu, mais la mort l'avait
fauché là-bas, dans un village de l'Ardenne dont il ignorait
tout. Le danger était permanent. Ainsi, je me suis retrouvée
nez-à-nez avec un SS caché dans une cave derrière
des casiers de bouteilles vides; sur le coup, je me suis évanouie,
j'en avais assez encaissé depuis quatre jours. J'ai été
réveillée par un sergent américain qui me tapotait
le visage. Plus tard, je me suis rendue compte qu'il avait glissé
un billet de 100 DM dans ma poche. … »
« Les gens
sont rentrés chez eux à partir du 22 et on découvert
dans les décombres, une impressionante panoplie de matériel
militaire, tant américain, qu'allemand : vestes, capotes, fusils,
coffrets de munitions… Il a fallu également récupérer
de nombreux poëles que les combattants avainet emmenés dans
leurs trous d'hommes pour tenter de se réchauffer. Je me souviens
que mon père est revenu d'Esneux avec le premier camion chargé
de pains; on a pu retraire les vaches, bref, la vie reprenait enfin.
Mais il a fallu également faire la chasse aux pillards, venus
souvent des villages voisins. Je peux vous dire qu'il ne restait rien
sur les cadavres abandonnés dans les champs. Je me souviens d'un
officier allemand dont j'avais remarqué la superbe bague; il
a été retrouvé mort dans un champ près de
Roua, mais il avait le doigt coupé et la bague avait disparu.
»
Malmédy
Malmédy
fut victime d'une tragédie, une erreur qui se résume en
quelques mots. Pendant trois jours consécutivement, les samedi
23, dimanche 24 et lundi 25 décembre, l'aviation américaine
a bombardé la cité qui était pourtant toujours
occupée par des soldats américains et ou les Allemands
n'avaient jamais pénétré.
Il y eu plus de 400 victimes, dont, à la mi-février, 200
seulement avaient été retrouvés sous les décombres.
Dès le
début de leur offensive, les Allemands avaient percé les
défenses extérieures américaines.
Le 16 décembre, à l'aube, leurs éléments
avancés s'approchaient rapidement de Malmédy. Aux premières
heures de la matinée, leur artillerie exécuta des tirs
de harcèlement sur la ville et ceux-ci se poursuivirent jusque
dans la soirée. Le dimanche 17 décembre, les troupes américaines,
en retraite, traversèrent Malmédy. Les Allemands se trouvaient
alors à proximité de la ville. On put croire à
ce moment que Malmédy allait être occupée par l'ennemi.
Mais il n'y avait là qu'une hypothèse et non un fait.
Souvent, dans le désordre d'une bataille, il est malaisé
de distinguer l'un de l'autre. C'est ce qui explique l'erreur de l'aviation
américaine du 23 décembre.
Le pire, c'est que l'erreur se répéta le lendemain et
le surlendemain. Les Américains reconnurent que le bombardement
de Malmédy est le résultat d'une des plus grandes méprises
de la guerre.
Voici quelques
témoignages.
Le premier est
celui de J. de Kerkhove, chef du poste de la croix rouge installé
à Malmédy le 25 décembre.
« Le 17
décembre, l'ordre a été donné de quitter
la ville. Un médecin volontaire, le docteur Van Ackere, fut autorisé
à y rester. Le 21, le docteur Franeau retourna à Malmédy,
où nous entrâmes à notre tour le 25. Dès
ce moment, mon équipe s'est occupée du ravitaillement
et du bien être de la population.
Pendant plusieurs jours encore, jusqu'au 15 janvier, des obus sont tombés
régulièrement sur la ville. Les habitants qui avaient
trop souffert des événements de fin décembre, et
qui étaient énervés au suprême degré,
n'osaient sortir, ni de leur cave ni des grands abris construits sous
une colline surplombant Malmédy. Dans ces abris régnait
une ambiance indescriptible.
Imaginez-vous des centaines de gens entassés les uns sur les
autres, ne pouvant se coucher faute de place; femmes, enfants, vieillards,
vivant dans une obscurité presque complète, sans nourriture,
sans eau potable.
Des murs et du plafond, l'eau suintait. Une atmosphère presque
irrespirable de chaleur et d'humidité vous prenait à la
gorge.
Malgré le danger, malgré l'incertitude de chaque minute,
mon personnel tout entier s'est immédiatement mis au travail.
Il s'agissait d'abord de donner de la soupe et des biscuits à
la population. Cette soupe et ces biscuits, c'est aux Américains
que nous les devions. Jamais nous n'oublierons le travail remarquable
et l'aide apportée par l'équipe des Affaires Civiles Américaines
commandées par le capitaine Rodney Welsh et le lieutenant John
Purdum, tant pour l'évacuation à l'intérieur du
pays des nombreux « sans toit » que pour le ravitaillement
des sinistrés. Sans eux, notre tâche n'aurait jamais pu
être accomplie.
Peu à peu, toutefois, les gens reprirent confiance et courage
et ils se présentèrent de plus en plus nombreux à
nos cuisines, qui fonctionnèrent sans désemparer malgré
la chute des obus et des bombes; ainsi, certains jours, nous eûmes
à ravitailler jusqu'à 5.700 personnes.
Plus tard, nous dûmes nous efforcer de fournir des produits alimentaires
à de nombreux villages environnants, notamment à Baugniez,
Bellevaux, Bevercée et Ligneuville.
Au début, ce ravitaillement se fit grâce aux produits américains;
on reçut plus tard des produits belges. Ce ne fut là que
le commencement de l'œuvre que mon équipe a réalisée
sous l'impulsion et la direction de Mme Detry, inspectrice de l'ONE
(Œuvre Nationale de l'Enfance), détachée par elle
à la Croix-Rouge. Bientôt, nous pûmes faire également
des distributions de viande, de pain, de sucre, de savon, etc. Le 1er
janvier, déjà, Mme Detry instaurait un système
de cartes de ravitaillement qui assurait une répartition équitable
à chaque habitant de la ville.
Elle organisa la distribution de lait aux enfants en dessous de seize
mois. Deux cents bébés profitèrent de cette aubaine
et reçurent trois quart de litre par jour. En plus de nos cuisines
de campagne, notre grande cuisine distribua journellement un repas complet
à tous les travailleurs de la commune : police, gendarmerie,
personnel de la Maison Communale, terrassiers, fossoyeurs, etc. Certains
jours, nous eûmes plus de deux cents convives.
Peu à peu, la ville repris son activité d'avant les jours
sombres et le commerce fonctionna à nouveau, un mois à
peine après les tragiques événements.
Ce résultat est remarquable lorsqu'on songe que 50 % de la ville
est entièrement détruit et que 75 % des habitations sont
inhabitables.
Depuis le 5 février nous avons aidé à organiser
le Fond National de Secours aux Sinistrés, qui fait bénéficier
ceux-ci d'un secours immédiat en argent et en vêtements.
En fin de ce bref aperçu, voici le nom des personnes qui nous
aidèrent à réaliser et à mener à
bien notre tâche.
Il s'agit principalement de mes collaborateurs directs et j'oublie certainement
beaucoup de monde. M et Mme Detry, Mme Cumont, Mlle Dejongh, Mlle Verstraeten,
Mlle Stronval, M Picard, le docteur Van Ackere et le docteur Franeau.
»
Le Comte de Kerkhove a omis en tout cas un nom : le sien !
Voici ensuite
le témoignage de Jean Rademacker qui prit en main, au moment
le plus critique, les affaires communales.
« Le samedi 16 décembre, Malmédy fut mis en émoi
par un tir d'artillerie ennemi qui endomagea fortement bon nombre de
maisons, principalement dans les rues Derrière La Vaulx et Chemin-Rue.
Il y eut 16 morts et des blessés.
Le dimanche 17 décembre, l'interdiction de circuler fut faite
à la population entre 13 H 00 et 16 H 30. On disait que des parachutistes
ennemis avaient atteris dans les environs de la ville. Déjà
vers 16 H 00, la rumeur circulait que les autorités civiles et
militaires avaient évacué et, en effet, vers 17H30, les
derniers camions étaient partis. Ceux qui avaient la chance de
disposer d'une voiture particulière disparurent également
et c'est ainsi qu'une bonne poignée de patriotes restèrent
abandonnés au milieu d'une majorité de gens qui se redressaient
en attendant le retour des Allemands. L'argent de la Banque Nationale
n'avait pas pu être mis en lieu sûr.
Au cours de cette journée, de nombreux tanks venus de la route
d'Aix-La-Chapelle avaient traversé la ville, se dirigeant vers
la route de Waimes. On passa la soirée dans l'incertitude, tout
en s'encourageant l'un l'autre.
Au cours de la journée de lundi, l'artillerie alliée s'installa
sur les hauteurs nord, nord-ouest et nord-est de Malmédy. Alors,
les Allemands commencèrent à nous envoyer des obus. Les
artilleurs américains les leur rendirent au centuple. Le bruit
des canons alliés nous devint familier. L'ennemi tirait plusieurs
fois jour et nuit, détruisant chaque fois quelques maisons et
faisant plusieurs victimes.
Puisque personne n'avait pris l'initiative du ravitaillement de la ville,
je fus sollicité de m'en occuper. Je m'en fus trouver les bouchers
et les boulangers qui restaient à Malmédy en les priant
de se remettre au travail.
Le mercredi 20 décembre, le capitaine Welsh rentra en ville.
Aussitôt, il me fit quérir et m'ordonna de prendre les
fonctions de bourgmestre.
Je m'entourai alors des rares hommes de confiance qui me restaient sous
la main pour former un corps de police uaxiliaire. Comme les duels d'artillerie
s'intensifiaient, la population ne quittait plus guère les abris
et les caves, où elle s'était blottie.
Le 21, l'ennemi lança des parachutistes jusqu'en ville même,
mais sans résultat parce qu'ils furent faits prisonniers aussitôt.
Le lendemain, 22 décembre, l'attaque allemande commença.
Faisant pression au sud et à l'ouest, l'ennemi tenta vainement
de forcer les lignes alliées à Falize et au Pont de Warche.
Quinze tanks allemands portant l'étoile américaine furent
détruits; les occupants portaient également l'uniforme
américain.
Hélas, le lendemain, alors que le temps s'éclaircissait,
se produisit pour Malmédy, l'un des plus tristes épisodes
de la guerre. Dans l'après-midi, les aviateurs américains
survolèrent la ville et y lachèrent des chapelets de bombes.
Ce fut le cœur même de notre vieille cité qui fut
atteint en premier lieu. En un rien de temps, le Vieux Marché,
l'âme de Malmédy, était démoli; une bonne
partie du Chemin-Rue et l'ancienne impasse, la ruelle Grognet, subirent
le même sort. Les incendies faisaient rage. On ne put empêcher
les flammes de s'étendre, nous manquions d'eau.
Au cours de la nuit, les deux ailes nord et nord-ouest du Marché
avaient disparu et l'incendie gagnait Place de Rome, après avoir
ravagé tout Chemin-Rue. Le lendemain après-midi, les Alliés
bombardèrent à nouveau la ville, détruisant entre
autre l'hospice Sainte-Hélène, qui est celui des vieilles
femmes, et la plus belle partie de l'ancienne Abbaye, dans les caves
de laquelle se trouvaient beaucoup d'habitants. Un grand nombre d'entre
eux y ont trouvé la mort.
Le jour de Noël, nous amena le troisième bombardement, qui
fut moins violent et ne fit que quelques dégâts dans les
parages des vieilles tanneries. Il est vrai que les drapeaux rouges
des américains avaient été hissés aux clochers
des églises et étalés sur le toit des maisons.
Mais la terreur règnait dans les abris. On n'osait même
plus sortir pour aller se ravitailler.
Le lendemain de la Noël, il y eut encore de très violents
tirs d'artillerie pendant toute la journée. Ce fut ce jour-là
qu'un avion allemand lança quelques bombes sur la route de Falize.
Le 27, on avait décidé d'évacuer la population.
Le 28 et les jours suivants, des camions américains transportèrent
bon nombre de personnes vers les centres d'accueil à l'intérieur
du pays. »
Il faut préciser
qu'avant le 16 décembre, Malmédy comptait 1160 maisons
habitables. Après les opérations, 250 maisons étaient
complètement détruites et 351 endommagées.
Il restait donc environ 550 maisons qui, si elles n'étaient pas
à l'état de ruines, étaient tout de même
assez endommagées pour subir les effets des intempéries.
Parmi les beautés architecturales anciennes et typiques, dont
il faut déplorer la disparition, il faut citer l'ancienne maison
Beckmann sur la place Albert 1er, une aile de l'Abbaye avec sa magnifique
salle du Chapitre et la destruction des beaux vitraux de l'église.
Renardmont
A Stavelot, il
y eu ce que l'on peut qualifier de miracle.
En effet, le 18 décembre, peu après 9H00 du matin, Henri
Delcourt se trouvait avec d'autres hommes devant l'entrée d'une
ferme sur les hauteurs de Stavelot.
Ils regardaient des soldats qui remontaient la route de Wanne et avaient
d'abord cru que c'était des Américains.
Malheureusement, c'était non-seulement des Alelmands, mais pire
encore, c'était des SS.
Ils les ont vus et les ont arrêtés.
La plupart étaient des jeunes faisant preuve d'une incoyable
agressivité. Ils les ont obligés à rejoindre un
groupe d'autres civils à coups de crosse.
« C'est alors, dit-il, que nous avons entamé une marche
forcée à travers les champs et les bois. Les SS emmenaient
avec eux tous les Belges qu'ils rencontraient où alors, ils les
exécutaient sans sommation. C'est malheureusement ce qui arriva
à une dame qui voulait donner des papiers d'identité à
son mari et ses deux fils qui venaient d'être arrêtés.
Dans un premier temps, elle se vit répondre dans un français
impeccable par l'un des gardes : « Ils n'en auront pas besoin,
madame. Puis, sans discuter, le même homme l'abbatit d'une balle
en pleine tête. Un peu plus loin, les Allemands abattent plusieurs
hommes qui travaillaient dans un champ.
Finalement, nous fûmes une trentaine à arriver dans le
village de Renardmont. Il était environ trois heures de l'après-midi.
Nous étions devant un petit hangar en face de la ferme Legrand
dans lequel les allemands nous demandirent de rentrer. Ils mirent une
mitrailleuse en batterie et tirèrent sur nous.
Je me suis laissé tomber à la première détonation.
Un autre homme est tombé sur moi. Je le connaissais bien puisque
c'était un voisin. J'ai fait le mort. Je sentais le sang de ce
voisin qui me coulait dans mon dos.
Après les rafales de mitrailleuses, tout le monde n'était
pas mort. Je n'oublierai jamais les cris de détresse, les gémissements,
les râles de tous ces gens qui agonisaient. Pour achever leur
sale travail, les SS ont encore tiré sur tout ce qui bougeait
dans la grange.
Ils sont passé tout près de moi. Ils achevaient leurs
victime au revolver. J'ai cru que j'allais y passer, mais heureusement,
ils ont cru que j'étais mort. Ils ont alors mis le feu à
la grange. »
Henri Delcourt resta le plus longtemps possible sans bouger et dès
qu'il sentit ses pieds qui commençaient à brûler,
il décida de tenter le tout pour le tout. Il s'est levé
et réussit à sortir par l'arrière du bâtiment.
Les Allemands étaient partis, croyant que tout le monde était
mort. Il était blessé à une jambe et en état
de choc. Il ne se rendait même pas compte qu'il était blessé.
« J'ai commencé, dit-il, à errer dans les bois environnants
dans lesquels je me suis perdu, alors que je les connaissais très
bien. Après plusieurs heures, j'aperçus enfin une ferme
que je connaissais. »
Accueilli par les habitants de la ferme, Mr Delcourt sera conduit dans
un hôpital américain à Vervier, puis transféré
à Saint Pierre à Bruxelles.
« Ma femme ne savait toujours pas ce que j'étais devenu
et elle n'apprendra seulement que trois mois plus tard que j'avais échappé
au massacre. »
Témoignage
de Frank Warner (Pennsylvanie)
The (Allentown,
Pennsylvania) Morning Call
101 N. Sixth Street
Allentown, PA 18101
U.S.A.
7 janvier 2001
Sur les traces
de son père
Le fils d'un soldat
suit le chemin de son père en Belgique et dans l'offensive des
Ardennes
Par FRANK WARNER
du journal « The Morning Call »
Au fin fond de
la cour de ferme ensoleillée, je vis ce que je voulais le plus
voir en Belgique.
C'était un endroit où mon père se tenait pendant
la Bataille des Ardennes. Il semble ne pas avoir changé.
Grâce à
la vieille photo, je reconnus la grande maison de l'autre côté
de la cour.
« Est-ce la ferme que vous recherchez ? » demande mon guide
Belge.
« C'est bien elle ! » répondis-je. J'avais un sourire
jusqu'aux oreilles. Ma curiosité était grandement récompensée.
Je connaissais les histoires du sifflement des bombes, des tanks Tiger,
de cadavres gelés et, à la fin, les Allemands qui se rendaient
par milliers que me racontaient mon père. J'avais également
vu les photos noir et blanc prises par son copain de l'armée,
Ralph Salmon.
Mais les histoires
et les photos n'étaient pas assez. Le territoire Belge libéré
n'était pas ici. Je devais aller le voir par moi-même.
L'été dernier, j'y suis allé.
Je vis le cimetière
Américain des Ardennes à côté de Liège,
en Belgique, où 5 300 américains sont enterrés
sous des rangées et des rangées de croix et d'étoiles
de David. La majorité d'entre eux sont morts dans la Bataille
des Ardennes que Hitler commença le 16 décembre 1944.
C'était sa dernière chance de renverser 6 mois d'avance
Alliée depuis le D-Day en Normandie.
J'ai également
visité Bastogne, l'endroit du sang et de la gloire dans le saillant
des Ardennes.
Là, quand les Allemands demandèrent la reddition, le Général
U.S. Anthony Mc Auliffe envoya une réponse en un seul mot, «
Nuts. »
Mais la ferme
de Harzé en Belgique avait une signification spéciale
pour moi.
Thomas E. Warner,
né à Easton, âgé maintenant de 78 ans était
ici un peu plus de 50 ans plus tôt, dans le froid glaçant
du dernier hiver de la seconde guerre mondiale.
Avant de faire
mon voyage vers ce champ de bataille, ce soldat, mon père, me
parla d'une certaine nuit bruyante, ici dans une grange couverte de
neige.
Le jour de Noël
1944, un vieux fermier invita la compagnie du Sergent Warner qui était
une partie du 54ème Bataillon de transmissions du 18 ème
Corps Aéroporté, a rester dans sa ferme.
Ce soir là,
les soldats s'installèrent dans leurs sacs de couchage, au dessus
des vaches, pour se tenir au chaud. Comme ils dormaient dans le fenil,
les fusées allemandes V-1 passaient au-dessus, la plupart dirigées
vers les dépôts Alliés.
« C'était
comique à entendre », disais mon père. « Au
milieu de la nuit, on pouvait entendre tous ces types dans le fenil,
en train de ronfler. Quand le V-1 passait, tranquille, ils arrêtaient
tous de ronfler. Et quand la bombe explosait, ils recommençaient
tous à ronfler comme si rien ne s'était passé.
»
C'est de la poésie
que de ronfler entre les sifflements des bombes qui tombent.et ça
mériterait de se trouver dans la documentation. Je devais voir
Harzé.
Mon père,
qui habite à Stowe, Montgomery County avec ma Mère, Georgiana
née Dorsey à Bangor, avait commencé dans la vie
active par l'Armée.
En 24 ans de vie
militaire, il alla à la guerre en Europe, se maria, pris part
aux test atomiques dans le Nevada et partit faire la guerre du Vietnam.
En 1966, il s'installa avec sa femme et ses quatre fils à Pottstown
où il a fait carrière avec AT&T.
Il n'a pas pu
faire le voyage en Belgique. Il dit que ses genoux ne lui appartenaient
plus. Mais il était intéressé par ce que je trouverais.
Il se demandait
à quoi ressemblait la Belgique aujourd'hui.Il se demandait également
pourquoi j'étais si intéressé.
J'ai pris tout
le fruit de mes recherches avec moi. Et merci à Annick Petit,
une gentille habitante de Liège que je rencontrai grâce
à Internet et je retrouvai beaucoup de points de passage durant
la guerre de mon père.
Trouver Harzé
allait être un problème. Toutes les cartes les plus détaillées
de Belgique ignoraient le petit village.
Il y a seulement quelques mois, Harzé me semblait aussi inaccessible
que Mars.
Mais Harzé
était l'endroit où Salmont pris la seule photo jamais
prise de mon père dans une zone de combat.
La photo que Sarah,
la veuve de Salmon, m'envoya de Rockville en 1994, montre mon père,
22 ans, fatigué, mal rasé, le casque enlevé et
une carabine suspendue à l'épaule droite. Dans le flou
du second plan de la photo, on distingue un bâtiment de pierres
avec des fenêtres et une chose bizarre, sombre sur le mur, impossible
à déchiffrer.
Pendant 6 ans,
j'ai étudié cette photo de 9 cm sur 9. Où a-t-elle
été prise ? Qu'y avait-il à gauche et à
droite de la photo ? Mon père n'était pas certain. Il
n'avait pas vu cette photo depuis que Salmon l'avait prise 50 ans plus
tôt, et Salmon était décédé en 1986.
Sur le dos de
la photo, Salmon avait écrit le premier indice. « Sergent
Tom Warner semble un peu défrâichi a Harzé, Belgique.
» Aucune date n'est indiquée, mais le 54th Signal Battalion
note que le bataillon est arrivé à Harzé le 25
décembre 1944 et quitta le 7 janvier 1945.
J'ai une douzaine
d'autres photos de Salmon. Certaines m'aidèrent à me décider
si je pouvais jamais trouver cet endroit à Harzé.
L'une d'entre
elles montre un soldat américain et une jeune femme quittant
un immeuble de pierres par un chemin neigeux. Au dos, salmon écrivit,
« Spottiswoode et Angela à Harzé, Belgique. »
Mon père
se rappela ce bon ami, le sergent Normand Spottiswoode d'Haverhill au
Massashussets et se souvint vaguement d'une Angela qui était
femme d'ouvrage à la ferme. Spottiswoode était mort après
la guerre, mais je me demandais où pouvait être Angela.
Une autre photo
montre une scène où l'on voit des soldats jouants dans
la neige. En arrière plan, on voit un autre immeuble de pierres
avec une ouverture arrondie assez large pour une voiture passer. Au
dos, « Harzé, Belgique ». Mon père n'est pas
certain de quel immeuble il s'agit, mais il est clair que l'immeuble
est assez grand et robuste pour avoir tenu les 55 ans après la
guerre.
Une autre photo
montre un vieil homme, « M. Grodent, Harzé, Belgique »,
à côté d'un immeuble de pierre dans la neige. Il
a l'air de quelqu'un à qui doit appartenir la ferme.
J'ai attentivement
examiné les photos. Pour chacune, je demandais quelle était
son histoire ? J'ai aggrandi les photos. J'ai examiné les expressions
des personnages, les pierres de chaque immeuble, les panneaux sur les
routes, la profondeur de la neige en Belgique.
Un agrandissement
révèla, dans une rue, les visages anxieux des Belges regardant
le ciel pendant que les chasseurs Allemands attaquaient les bombardiers
Américains. Au dos de la photo originale, Salmon avait écrit
« Des civils regardent le début d'une bataille aérienne
à Aywaille, Belgique ». Sur une autre photo, Salmon photographia
un éclair qu'il identifia comme un bombardier explosant dans
le ciel. Il est difficile de dire ce qu'il y avait dans le panache de
fumée.
Ce 15 mai dernier
(2000), j'ai été sur Internet pour demander de l'aide.
Sur un bulletin d'information « soc.culture.belgium, »
je laissai un message intitulé « Est-ce que Harzé
existe ? » Dans le message, j'expliquais ce que je recherchais,
et, ce qui est courant sur Usenet, une étrangère me répondit.
Annick Petit me
proposait son aide pour trouver les endroits sur les photos, donc, je
lui envoyai par e-mail quelques vieilles photos de Harzé. Dans
le même temps, je réservais un vol pour Paris, imaginant
que j'allais prendre un train pour la Belgique et ensuite, prendre la
route vers Harzé, Aywaille, Bastogne et les autres endroits de
la bataille par moi-même.
Vint le 24 août,
deux jours avant mon vol, Annick m'écrit pour me faire part d'une
découverte importante. Elle a publié les photos d'Angela
et de Mr Grodent » dans « Les annonces de l'Ourthe »,
une petite gazette des environs de Harzé, et trois personnes
ont répondu à sa demande d'information.
Bonnes nouvelles
pour vous avant votre voyage » m'écrit-elle. « La
ferme est la ferme de Pironboeuf et la jeune femme sur la photo est
Mme Wuidar. Elle a téléphoné au bureau du journal
pour donner son numéro de téléphone. »
« C'est
gentil, non ? » écrit-elle en pensant à ce qu'elle
avait découvert pour moi.
C'était
bien plus que gentil. C'était stupéfiant et dans un incroyablement
bon timing. J'étais tellement excité que je le racontais
à chaque personne que j'ai vu ce jour-là.
La ferme avait
un nom. Angela avait un nom de famille et était en vie. J'étais
bien parti.
Le 29 août,
Annick m'accueillit à la gare de Liège. Immédiatement,
elle m'emmena à la Cathédrale St Barthélemy pour
me faire voir ses fonds baptismaux du 1é eme siècle. Elle
me demanda d'écouter comment fut restaurée la Cathédrale.
Je l'écoutais plus encore.
Après,
Annick expliqua à un groupe de volontaires de la paroisse (?)
pourquoi j'étais en Belgique, et l'une d'entre eux me prit à
l'écart. Michelle Lewalle avait quelque chose d'important à
me dire.
« En 1944, j'avais huit ans. Un jour, mon frêre ainé
et moi étions devant la porte de la maison quand on vit arriver
un tank par la route. Je dis à mon frêre, Est-ce un tank
Allemand ou un Américain? » Et mon frêre répondit
: « J'en sais rien ». Mais il dit alors : « Regarde,
je vois un petit drapeau, des étoiles et des rayures ! C'est
un tank Américain ! ».
« C'est à ce moment que j'ai su qu'on était libérés
» me dit Michelle Lewalle.
L'histoire m'a remué, elle le racontait avec tellement d'émotion.
A ce moment, elle aggripa mon bras et ajouta doucement « Vous
direz à votre père, merci »
C'est un acceuil
que je n'oublierai jamais, et ça se passa si vite.
J'ai embrassé
très fort Michelle Lewalle. Je lui ai promis que mon père
entendrait chaque mot qu'elle avait dit.
Le jour suivant,
j'étais à Harzé. Annick avait arrangé une
rencontre à la ferme de Pironboeuf et il semblait certain que
c'était la ferme des photos. Mais je voulais m'en assurer moi-même.
Comme elle conduisait,
je regardai en haut d'une bute sur le côté ouest du village.
Sur les flancs d'un bois de sapins, des vaches et des chêvres
broutaient à côté d'un ensemble de bâtiments.
Mes yeux s'équarquillaient
et mon cœur battait de plus en plus vite quand je vis que les bâtiments
avaient des murs de pierres fortifiés.
C'était
la ferme, j'en étais sûr maintenant. Ca allait être
la joie de la découverte et mes pensées se bousculaient.
Ou devais-je regarder en premier ? J'aurais tant voulu parler Français.
Et là,
Angela (Dubar) Wuidar. Elle souriait. J'ai pensé qu'elle ne souriait
pas sur la photo. Elle était là, en chair et en os, une
vraie personne, en couleurs.
Il y avait le
nouveau propriétaire de la ferme, Gustave Grenson. Il y avait
ses fils, Philippe et Pierre, et la propriétaire précédente,
la fille de Clement Grosdent. Il y avait également Renée
Toussaint qui a connu d'autres GI's à Harzé.
Le journal qu'Annick avait contacté avait amené toutes
ces personnes et quelques connaissances, pour parler de ce noble passé.
Tout le monde souriait et était bouillonant de joie. Et tout
le monde excepté moi, parlait Français tandis que nous
marchions dans la cour de la ferme vers les lieux historiques ou la
photo d'Angela avait été prise il y a si longtemps.
Le bâtiment
avait une douzaine de fenêtres et chacune avait une jardinière
remplie de superbes géraniums rouges. Je regardais la maison
sous tous les angles et ce chapeau triangulaire surplombant les marches
de la porte d'entrée.
Quand je me retournai
pour regarder les trois autres bâtiments de la cours, je fus abasourdi.
Voici la photographie de Salmon représentant des soldats jouant
dans la neige. Aucun soldat ou neige en août, naturellement,
mais c'était le même espace, le même coin, le même
mur, le même passage arqué dans le mur.
Je venais juste
de passer sous la voûte. Pendant six ans, je m'étais demandé
à quoi cette ouverture menait. Maintenant je sais qu'elle mène
à la route, et à un pré à travers la route.
J'ai également
vu ce qui était à gauche et à droite de la vieille
photo. Le long du bâtiment de laiterie sur la
gauche, un collie noir et blanc aboyait dans son chenil. Sur la droite,
deux nouvelles voitures ont été garées, une dans
une structure adossée, l'autre dans la grange en pierre.
L'air sentait
le parfum des gaufres. l'épouse de Philippe Grenson en faisait
cuire à l'intérieur.
Angela Wuidar
a parlé des soldats Americains sortant en patrouille pendant
la journée et revenant au repos la
nuit. Elle s'est également rappelé avoir fait des «
french fried potatoes » - -sauf qu'elles étaient Belges
les frites," Les frites Belges sont meilleures que les frites Françaises
" -- pour le GI's ici le jour 1944 de Noël. Gustave Grenson,
qui avait 7 ans et vivait dans une ferme voisine pendant la Bataille
des Ardennes, s'est rappelé les tours de jeep et le chocolat
des Americains.
Annick a indiqué
que ses parents Français avaient vécu les atterrissages
du D-Day -- son père dans la première vague le 6 juin
1944; sa mère le jour suivant, quand les plages ont été
assurées. Les deux ne se sont pas retrouvés jusqu' à
une réception alliée de victoire en Allemagne méridionale,
le 4 juillet 1945.
Et Renée
Toussaint nous a indiqué au sujet du soldat Americain avec qui
elle s'était liée d'amitié dans Harze en décembre
1944 que son nom était Warner, aussi. Quand elle a vu l'avis
de recherche du journal de Annick, elle a dit qu'elle avait pensé
que j'étais le fils de ce GI's qui revenait. À ma stupéfaction,
j'ai trouvé que ce Warner -- Charles L. Warner, maintenant de
Lompoc, Calif. -- a également eu un fils nommé Frank.
J'ai demandé
à Angela si je pouvais la prendre en photo. Elle s'est déplacée
à la porte avant de la ferme. Elle était toujours aussi
mince, comme elle était en 1944, mais elle paraît plus
gaie. Elle n'a plus la coupe de cheveux avec de grandes boucles brunes.
Ses cheveux étaient plus courts, soignés et gris-blonds.
Elle a souri pour mon appareil-photo au même endroit que l'objectif
de Salmon l'avait saisi..
Angela a tourné
ses yeux vers la grange et ma dit quelque chose en Français.
Annick a traduit. « Angela
dit que mon père aurait dormi dans cette grange. »
Dans le bâtiment
Philippe m'a emmené, derrière la voiture garée
et au delà des machines à traire en acier inoxydable.
À l'arrière de la grange, il s'est dirigé vers
une ouverture du deuxième-étage dans le mur en pierre,
une ouverture sans porte.
" est ce
le fenil ? " ais-je demandé.
" Oui, " me dit-il, et d'un geste du bras il m'a encouragé
à monter l'échelle.
Mon genou gauche
n'était pas vraiment en bonne forme pour cet exercice. J'avais
dù le garder tendu deux semaines plus tôt en Pennsylvanie.
Allez, me dit
Philippe. J'ai pris trois inspirations, et suis monté en pensant
que si je le blessais en montant, comment allais-je faire pour redescendre
?
" Vous pouvez
le faire, " a dit Philippe. " vous pouvez le faire. "
Alors il m'a poussé.
Comment est-ce que je pourrais même hésiter? J'avais fait
6000 km pour voir cette ferme, et l'histoire du fenil était une
des raisons.
Naturellement je montais.
Au dessus, je
me suis penché par un passage dans le fenil. Sur cet étage,
des ballots de foin ont été empilés sur trois ou
quatre rangées, et huit de haut contre le mur. Deux ouvertures
minuscules éclairaient faiblement la pièce.
J'ai essayé
d'imaginer des soldats dormir ici sous les faisceaux de lumière
et les combles d'un toit élancé. Il faisait trop calme
pour imaginer maintenant des ronflements et des sifflements de bombes.
Quelque part dehors, une vache meuglait.
Dans le silence
du fenil, il me vint à l'esprit que mon père n'avait jamais
parlé de la Bataille des Ardennes jusqu' à ce que je commence
à l'ennuyer avec des questions il y a quelques années.
Il a gardé ses guerres pour lui.
Il a risqué
sa vie ici, combattant la machine de guerre la plus diabolique jamais
construite. Il est rentré à la maison, a trouvé
une gentille femme, et a élevé une famille heureuse avec
elle.
C'est un homme,
ai-je pensé. Et comme beaucoup d'autres de sa génération,
il n'a jamais été remercié pour avoir fait son
boulot ou avoir mené une vie honorable.
Je me suis demandé si je l'avais jamais remercié à
la manière dont la femme à Liège a dit, «
vous direz à votre père : merci ». Je devrais essayer.
Maintenant je
pourrais décrire mon père dans le fenil. Il serait dans
le coin au fond, bien emmitoufflé, ronflant avec les meilleurs.
Redescendre du
fenil ne fut pas un souci. Mon genou était très bien.
Philippe et moi
sommes retournés à la cour. Là, j'ai dit à
Annick que les murs de pierres étaient si semblables sur tous
les bâtiments de la ferme que je ne saurais probablement jamais
exactement où la photo du temps de guerre de mon père
a été prise.
Trop peu de murs sont montrés dans l'image, et en plus, l'arrière
plan est flou.
Philippe a ouvert
mon album-photos.
" Il était
ici " dit-il, faisant des gestes vers la porte avant. " il
était ici. "
Mon père
était près de la porte avant? Philippe doit avoir mal
compris, j'ai pensé. Il doit avoir regardé
la photo d'Angela. J'ai alors regardé. Il regardait la photo
de mon père.
" Comment
pouvez vous être certain qu'il se tenait ici? " ais-je demandé.
Philippe m'entraîna
quelques pas en arrière, ainsi j'aurais la perspective appropriée.
Il m'a montré les deux fenêtres et la ligne du toit sur
la vieille photo. Alors il m'a montré du doigt, la tache noire.
C'était cette tache noire sur le mur derrière la tête
de mon père.
Cette tache floue foncée était exactement la même
tache, c'était comme un fer forgé d'ornement qui était
resté sur le mur de la ferme.
C'est un peu comme
une fantaisie en forme de X, l'ornement est la partie visible d'un dispositif
en fer ancrant un toit.
J'étais
stupéfait.
C'était
probablement là où mon père s'est tenu, fatigué
et pas rasé, quand le cinquante-quatrième Signal Battalion
est arrivé dans Harzé le jour de Noël 1944.
C'est pourquoi
je suis venu ici et que j'ai voulu être avec précision
à cet endroit, que j'ai voulu respirer le même air que
lui pendant la bataille des Ardennes. que j'ai voulu entendre certains
des mêmes bruits, sentir certaines des mêmes odeurs. J'ai
voulu sentir une troisième dimension de la bataille.
Le fils d'un soldat
Americain, j'ai été honoré pour être ici.
Huit ans avant ma naissance, mon père était
ici dans la plus grande bataille où a jamais combattu l' U.S.
Army. Dans cette campagne, 19 000 Américains sont morts, défendant
la liberté dans ses heures les plus sombres. 600 000 GI's supplémentaires
ont mis leurs vies en jeu ici, et il était un de ceux-là.
Il était
ici.
Au même
endroit que lui, sur le sol libre de Belgique, j'ai pris un souffle
profond. J'ai regardé autour tout ce qu'il avait vu ici. La vieille
photo avait une troisième dimension.
Après avoir
mangé des gaufres et cent au-revoirs, Annick et moi sommes partis
pour le village de Aywaille, quelques kilomètres au nord.
Dans le centre d'Aywaille, nous
avons trouvé la rue où les civils étaient témoins
de la bataille aérienne en décembre 1944. Les jardinières
de fleurs décoraient les trottoirs. Les bâtiments au centre
de la vieille photo de Salmon étaient maintenant un magasin de
chaussure et un magasin de téléphones portables. Aywaille
grouillait d'activité.
Le jour suivant,
j'ai vu Francorchamps, où mon père a vu des cadavres gelés
chargés sur des camions en route pour être enterrés
et Malmedy, où les Allemands massacrèrent 100 prisonniers
Americains au début de la bataille.
Et juste à l'intérieur de l'Allemagne, j'ai vu Mulartshutte,
l'endroit où le cinquante-quatrième Signal Battalion a
installé son premier QG sur le sol ennemi, le 7 fév. 1945.
Ils étaient 500 km plus loin en Allemagne quand les Nazis se
sont rendus trois mois plus tard.
Les Ardennes Belges
était tranquilles maintenant que j'étais ici longtemps
après la bataille, longtemps après les bruits mortels.
Je pourrais marcher dans les traces de mon père, mais dans l'été
de Belgique en 2000 je ne pourrais pas sentir la guerre, son incertitude
de la vie et la mort. Je ne pourrais pas sentir l'inquiétude,
la crainte, les maux et douleurs, et le froid de l'hiver de 1944-45.
Au lieu de cela, j'ai apprécié
ce que les alliés ont gagné. Une Belgique amicale et libre.
En considérant le tout, le voyage valait la peine.
Quand je suis retourné
en Pennsylvanie, j'ai montré à mon père les nouvelles
photos de la Belgique et lui ai transmis les nombreux messages d'amitié.
Il
a dit qu'il a été étonné de voir à
quel point la Belgique semble ordonnée aujourd'hui. Ce n'était
pas ce qu'il avait imaginé. Le pays congelé dans le chaos
de la guerre. Il s'attendait à une Ardenne abandonnée
de ses habitants au profit d'une population plus urbaine.
Alors
il m'a demandé, " Qu'est ce que je te dois ?"
"
Quoi ? " dis-je, embarrassé.
"
Qu'est ce que je te dois pour le voyage ? " dit-il " il me
semble que je te dois quelque chose. "
J'étais
abasourdi. « C'était mes vacances » dis-je, «
et tu ne me dois absolument rien. »
Je
suis revenu avec une richesse qui ne peut pas être mesurée.
J'ai des nouveaux amis dans un pays éloigné et des réponses
à toutes les questions que je croyais irrésolvables par
le passé.
Je
suis dans la crainte du sacrifice donné pour gagner la seconde
guerre mondiale. Et je suis plus fier que jamais de mon père.
Je
suis libre, Papa. Tu m'as déjà payé il y a très
longtemps.