Belgique 1940 : neutralité et défense
Par Prosper Vandenbroucke

Léopold III

 

A l’aube du 1er septembre 1939, l’Allemagne attaque la Pologne. Dès lors, les traités d’alliance vont jouer. Le 3, la Grande Bretagne puis la France déclarent la guerre au III° Reich. Aussitôt, comme prévu la Belgique proclame sa neutralité.
Ses obligations militaires sont connues : elles sont définies par les déclarations de 1937 par lesquelles l’Angleterre et la France, le 24 avril, et l’Allemagne, le 13 octobre, ont pris acte de la détermination du gouvernement belge : « (a) de défendre avec toutes ses forces les frontières de la Belgique contre toute agression ou invasion et d’empêcher que le territoire belge ne soit utilisé en vue d’une agression contre un autre Etat, comme passage ou comme base d’opération par terre, par mer ou dans les airs ; (b) d’organiser à cet effet de manière efficace la défense de la Belgique ».

FACE AU SUD.

Au lever de rideau, l’armée belge a déjà en place seize divisions et de nombreuses unités non endivisionnées.
La mobilisation a effectivement commencé le 25 août. Les deux tiers des formations font face au sud. La Belgique affirme ainsi sur le terrain qu’elle est déterminée à tenir ses engagements. La neutralité n’oblige pas le pays à répartir ses troupes immuablement en lots égaux sur toutes ses frontières.
Il doit veiller, au contraire, à les disposer en tenant compte de la conjoncture militaire réelle. La Belgique a dit sa résolution de se défendre « contre toute agression ». Elle ne s’est jamais engagée à rester indifférente aux réalités. Résister à toute agression veut dire s’opposer à une agression, quelle qu’elle soit. La formulation a beau être abstraite, elle vise une réalité concrète. Encore convient-il de ne point se laisser surprendre. Gouverner, c’est prévoir. L’analyse du rapport des forces en présence et des intentions des adversaires est le guide des précautions à prendre. La politique a, bien entendu, son mot à dire. Elle ajoute ses exigences aux impératifs de la défense. A s’en tenir aux données immédiates, il eût suffit de procéder à une mise en garde générale.

Les forces du III° Reich mettent tout le paquet contre la Pologne. A l’ouest, elles n’ont qu’un cordon de troupes. L’avantage du nombre est du côté de l’armée française. Mais sa concentration est lente et s’oriente vers la Sarre. De nulle part ne se dessine une menace contre la Belgique. Le déploiement initial des grandes unités belges est, d’ailleurs, axé davantage sur l’avenir que sur le présent. Il ménage des arguments pour le moment où il faudra inverser le dispositif en vue d’écarter un risque plus réel. Les allemands seront malvenus, alors, à reprocher au Royaume de n’avoir pris des mesures que contre l’Allemagne. En attendant, la Belgique neutre montre à l’évidence que sa neutralité n’est pas un vain mot. La répartition de ses troupes est appelée à se modifier. Elle s’adaptera aux changements de la situation militaire. Lorsque se produira l’offensive française attendue entre Rhin et Moselle, elle en suivra l’évolution. De ce fait, un regroupement vers l’est s’opérera progressivement. L’armée belge aura, dès lors, de plus en plus à protéger le pays contre la tentation des Allemands de passer par son territoire pour tomber dans le dos des Français.

La prévision est logique mais elle ne réalise pas. La France ne se démène guère pour sauver la Pologne.
Les opérations en Sarre sont lentes à démarrer. Elles ne constituent qu’une parodie d’offensive. La neutralité belge n’y est pour rien. Elle n’a pas privé l’armée française d’un espace de manœuvre. La stratégie des Alliés est de n’agir sur une grande échelle qu’en 1941, voire en 1942. L’issue du conflit décidera du sort de la Pologne. Aucun plan n’est dresser pour voler tout de suite à son secours. La tirer d’affaire apparaît vite comme impossible. La partie est trop inégale dans la plaine de la Vistule. Le commandement français s’en rend compte.
Le 9 septembre, il énonce qu’« il importe de songer au lendemains ».
Le 12, la décision est prise d’arrêter les frais. Commence alors, à l’ouest, un silence des armes fort déroutant. Roland Dorgelès lui donnera un nom : la « Drôle de Guerre ». Qu’elle soit appelée à durer jusqu’au printemps est loin de sauter aux yeux à la fin de l’été 1939. En revanche, à la mi-septembre, il est clair que les Allemands vont bientôt se trouver en mesure de ramener le gros de leurs forces à l’ouest. Les services compétents belges s’accordent pour situer les transferts massifs dans la première quinzaine d’octobre. Ils estiment que les mouvements porteront sur une cinquantaine de divisions.
Parmi elles se trouveront les meilleurs unités de l’armée allemande. Le paysage militaire de l’Occident en sera complètement changé. La Troisième République n’a pas bougé quand elle disposait de la supériorité numérique.
Il est peu probable qu’elle le fasse lorsque les Allemands seront en force. Toute la question est de savoir si le III° Reich se montrera entreprenant. Quoi qu’il en soit, le commandement belge considère qu’une période difficile s’ouvrira le 5 octobre. Pour lors, il faut donc parer à toute éventualité.

LA MENACE.

L’état-major général reçoit ses instructions le 21 septembre. Douze divisions vont se poster d’Anvers à Liège, face au nord-est.
Des cyclistes et de la cavalerie motorisée aux avancées de la Cité ardente (Liège) ainsi que la 1ère division de Chasseurs Ardennais, largement étirée en Ardenne, complèteront jusqu’aux abords d’Arlon la mise en garde contre l’Allemagne.
Enfin, comme un trait d’union entre Liège et Namur, la 2ème D.Ch.A. (Chasseurs Ardennais), tiendra la Meuse, d’Engis à Andenne. Sur les vingt divisions qu’aligne alors l’armée belge, quatorze répondront à la situation nouvelle que va créer la venue des grandes unités allemandes retirées de Pologne. Les six autres divisions restent tournées vers le sud. Il n’empêche que le centre de gravité du dispositif est orienté nettement vers le nord-est. C’est un véritable retournement par rapport au déploiement initial. Les ordres sont donnés aux exécutants le 29 septembre. Les mouvements seront achevés avant l’afflux des formations allemandes.


La préoccupation est ainsi respectée d’anticiper le péril jugé plus menaçant. L’accent est mis désormais sur la défense de l’arc Canal Albert - Meuse, jalonné par Anvers, Liège et Namur. Le nouveau dispositif s’inscrit dans l’optique d’une action concertée avec les Alliés. Certes, les contacts ne sont pas renoués. Les derniers remontent à 1936. Mais il y a une logique à se reporter à eux dès lors qu’on pare à l’éventualité qu’ils avaient pour régler.
Le 15 mai 1936, le général Gamelin, le généralissime des armées françaises, a déclaré à ses interlocuteurs belges que la défense du Canal Albert constituait « la sauvegarde commune franco-belge » Il en est découlé une répartition des rôles. Aux Belges de consacrer le gros de leurs forces à soutenir seuls le premier choc sur le front le plus distant des secours français et britanniques. Aux Français, en revanche, de prendre immédiatement en charge la Meuse et ses avancées en amont de Namur, à meilleure portée de leurs bases de départ.

Le commandement belge n’a jamais envisagé de défendre le pays indéfiniment par ses propres moyens.
Au contraire, il table sur l’intervention de renforts puissants. Il sait toutefois qu’ils ne seront pas à pied d’œuvre du jour au lendemain. Son problème est, par conséquent, de leur ménager le temps d’arriver. Une directive du 25 septembre y pourvoit. Elle s’adresse au III° C.A., le corps d’armée qui tient Liège et ce trouve, à ce titre, le plus exposé, à la clef de voûte du dispositif. L’espoir est de résister sur place. La consigne générale est, d’ailleurs, de se battre sur le canal et le fleuve « sans esprit de recul ». mais il est sage de prévoir l’éventualité où les coupures seraient franchies. La directive indique donc des axes de repli et elle le fait en sorte de maintenir entre l’envahisseur et les secours débouchant de France un écran de troupes belges. Le document, destiné alors au seul III° C.A., est l’ébauche d’un plan de campagne.

Les semaines qui suivent voient s’accroître les motifs d’appréhension. De jour en jour, de nouvelles unités allemandes sont repérées. Le 14 octobre, la 2ième section de l’état-major général de l’armée dénombre une soixantaine de divisions. Le 29, elle en compte une dizaine de plus. La réplique est de poursuivre la mise sur pied de guerre de l’armée belge. Deux divisions supplémentaires sont mobilisées. Elles portent l’effectif de l’armée de campagne à vingt-deux divisions : dix-huit d’infanterie, deux de Chasseurs ardennais et deux de cavalerie.
La limite des possibilités est atteinte. L’enflure du nombre opère au détriment de la qualité. Toutes les grandes unités sont loin de se valoir. Heureusement, des compensations sont en vue. Le déploiement français s’est modifié. D’abord bourré devant l’Allemagne, il ne cesse de renforcer le long de la frontière belge. A la fin octobre, la 2ème section évalue à vingt-cinq les divisions françaises prêtes à intervenir. S’y ajoutent cinq divisions britanniques. L’angoisse ne paraît donc pas de raison.

DECEPTIONS.

Il n’empêche que le mois de novembre connaît une première montée des alarmes.
Du coup, la dissuasion graduée franchit un nouvel échelon . Dix-huit divisions sur vingt-deux sont incluses dans le système de défense contre une « attaque venant de l’est ». En outre, un pas est franchi vers la France.
Les intentions du général Gamelin font l’objet d’un sondage. Il s’agit de savoir sur quels renforts compter au Canal Albert et au bout de combien de temps. Poser la question n’est pas enfreindre les devoirs de la neutralité.
C’est un complément à des précautions destinées à ne jouer qu’à la suite d’une agression allemande caractérisée.

La réponse déçoit Bruxelles. Le général Gamelin promet de gagner l’alignement Anvers, Lierre, Louvain, Wavre, Namur. La progression sera « très méthodique ». Elle se fera « à la vitesse des unités à pied ». C’est seulement lorsque le front aura été atteint que la possibilité sera examiner de pousser jusqu’au Canal Albert et à la Meuse de Liège à Namur. On est loin du soutien espéré à bref délai sur la ligne tenue par le gros de l’armée belge !
Le commandement belge ne modifie pourtant pas ses plans. Il espère encore rallier le général Gamelin à ses vues. Une nouvelle poussée d’inquiétude en janvier 1940 lui fournit l’opportunité de revenir aux interrogations de novembre. Cette fois, elles demeurent sans réponse. La conclusion s’impose. Le commandement français se refuse de donner les garanties attendues. Il ne reste qu’à en tenir la leçon. Tout un jeu de directives sort le 12 février. Chaque instruction s’applique à l’un des corps qui auront à se replier le cas échéant.

L’ensemble forme un véritable plan de campagne. Il prévoit la retraite en direction de la ligne de bataille choisie par le général Gamelin et il en organise les modalités. Comme dans l’ordre du 25 septembre au III° C.A., l’intention est de mener une manœuvre retardatrice facilitant l’installation des grandes unités alliées dans le créneau qui leur est imparti. Ce que les documents ne révèlent pas, c’est que les contacts repris en secret, et par intermittence, entre les commandements français et belge ont permis de délimiter le secteur de chacun. Les Belges feront front d’Anvers à Louvain. Les Britanniques prendront leur suite à Wavre. Les Français barreront la « trouée de Gembloux » jusqu’aux abords de Namur. La position fortifiée sera défendue par un corps belge et les équipes des forts.
Quant à la Meuse en amont de Namur, elle sera tenue par les Français et la jonction se fera ainsi avec les divisions en place en France.
Il faut cependant observer que la consigne à l’armée belge demeure de défendre l’arc Anvers, liège, Namur.
Le rétablissement sur la corde Anvers, Wavre, Namur n’intervient qu’en seconde hypothèse, comme un pis-aller, si la première ligne est intenable. En effet, le commandement belge garde l’espoir que Britanniques et Français finiront par aller jusqu’au Canal Albert. Il leur en attribue les moyens et calcule qu’ils en auront le temps. De là l’ambivalence du dispositif maintenu sur la ligne d’eau qui relie Anvers à Liège. Il est trop étoffé pour une simple couverture et trop mince pour une position d’arrêt. Tout s’éclaire si l’on sait qu’il table toujours sur le renforts des Alliés.

Le déploiement de l’armée belge parvient ainsi au terme de son évolution. Elle est considérable. Le gros a d’abord été rangé face au sud. Il l’est en fin de compte – et dans une proportion beaucoup plus forte – face au nord et à l’est. L’inspiration, elle, est resté la même : défendre le pays « contre toute agression ». Au début, le danger aurait pu venir de la France. Il suffisait que l’éventualité pût en être évoquée. Ce qu’il fallait faire a été fait.
La nécessité était pourtant plus politique que franchement militaire. Mais les mesures prises ont procuré l’aisance souhaitée quand il s’est agi de répondre à une menace autrement réelle. Cela n’a pas tardé. A partir du début d’octobre 1939, le dispositif belge n’a plus cessé de se renforcer contre l’Allemagne. La veille de l’invasion, vingt divisions sur vingt-deux font face à la direction d’où l’attaque va surgir. La proportion est éloquente. Elle montre que la neutralité n’a pas empêché la Belgique de prendre les précautions que la défense de ses intérêts lui commandait.


Source : Article de Jean Vanwelkenhuyzen in : ‘’Jours de Guerre’’ n° 2 édité pas le Crédit communal de Belgique – Bruxelles 1990

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