La Nazification de la Wehrmacht
Par Daniel Laurent

Wilhelm Keitel

 

 

Dès la prise du pouvoir en janvier 1933, Adolf Hitler entreprend de diriger son peuple vers sa «Mission», c’est à dire vers sa nazification destinée à le transformer en peuple brutal et amoral comme il sied à la «race des Seigneurs» qui doit oublier 2000 ans d’humanisme judéo-chrétien pour pouvoir dominer l’Europe.

Le remodelage biologique que le Führer entend mettre en œuvre ne concerne en effet pas seulement l’extermination des Juifs et la mise en esclavage des Slaves. Il s’agit aussi de transformer le peuple allemand, de lui faire prendre conscience de sa «supériorité» et de lui donner les «moyens» de l’affirmer sur le terrain par le fer, le feu et le sang, le tout sans hésitations morales.

Les premiers concernés sont, bien entendu, les militaires qu’il lui faut subjuguer en prévision des guerres d’extermination à venir. Il y réussira avec son habituelle maestria quand il s’agit de manipuler les âmes et les cœurs.


Un terreau fertile :

La caste des officiers de la Reichswehr descend en droite ligne des junkers prussiens du Kaiser Guillaume II et, avant lui, de Bismarck. Ces hommes estiment être la «perle» du pays, ce sont eux qui, par la guerre, ont permis l'unification allemande. Ils ne sont pas là pour le pays mais le pays est là pour eux. Sûr d'eux, arrogants, antidémocrates, antirépublicains, ils regrettent la dynastie des Hohenzolern qui avait fait d'eux l’élite du pays.

Ils ne se sentent pas responsables de la défaite de 1918. Ils ont rapidement oublié le fait que ce soit l’armée qui a demandé au Kaiser de déposer les armes et ils suivent allègrement la légende du "coup de couteau dans le dos" (Coup soi-disant porté par les civils démocrates de la République de Weimar) et de la "trahison" menant au "Diktat de Versailles".

Les junkers prussiens sont affectés par le racisme anti slave depuis toujours. Les Chevaliers Teutoniques esclavagiseaient les Slaves des terres conquises plus de 500 - 600 ans avant eux, ils ont des racines ! C'est donc sans peine qu'ils y rajouteront l’antisémitisme, latent dans toute l'Europe à l’époque, surtout de l'Allemagne à la Russie en passant par la Pologne.

Réduite à 100 000 hommes avec peu ou pas de matériel lourd, la Reichswehr est une sorte d’armée croupion.
Ils rêvent tous de lui redonner le brillant et la puissance d'avant 1914. C'est même une obsession et ils réussiront à convaincre la pourtant timide République de Weimar de commencer une légère mais bien réelle campagne de réarmement clandestin.

La discipline, le respect des ordres et des serments d’allégeance jusqu’à la mort si nécessaire sont depuis des siècles une tradition fortement implantée aussi bien chez les militaires que chez les civils en Allemagne.

Pour être complet, il est nécessaire de rappeler que l’armée allemande a des traditions au niveau violences et crimes de guerre. De nombreux exemples, qui débordent du cadre de cet article, peuvent être cités en 1870-71 et 1914-18. Le nazisme va les démultiplier et y rajouter les crimes contre l’humanité.


L’habileté Nazie :

Hitler a besoin de l’Armée pour prendre le pouvoir ainsi que d’autres institutions comme par exemple la grande industrie. L’échec du putsch à Munich en 1923 le lui a montré.Il soutient donc la théorie du "coup de poignard dans le dos". Il clame qu'il veut annuler le Traité de Versailles et réarmer. Voilà un langage que les militaires aiment.

Lorsqu'il prend le pouvoir en 1933, les premiers gestes d'Hitler sont contre ceux-là même qui risquent d’empêcher les militaires de regagner leurs privilèges :
Les communistes, les socialistes et les syndicalistes.

Le 21 mars 1933, à l'occasion de la séance d'inauguration du nouveau Reichstag élu le 5 mars, Hitler et Goebbels montent une grandiose cérémonie qui est en fait une géniale manipulation : L'inauguration se tient en effet dans l’église de la garnison de Postdam, le grand autel du prussianisme, la ou se trouvent les restes de Frédéric le Grand. De plus, le 21 mars est l'anniversaire du jour ou Bismarck a créé le IIème Reich, unifiant l'Allemagne pour la première fois. Cette manie du choix soigneux des dates anniversaires se retrouvera tout au long de l’aventure nazie.

Retransmise en direct à la radio, la cérémonie accueille certes les députés mais aussi toutes les vieilles gloires de l’armée du Kaiser, tous en grand uniforme, ainsi que l’Etat-major au grand complet. L’ancien Kronprinz était présent, ainsi que le Feldmarschall von Mackensen, revêtu de l’imposante tenue et du casque des Hussards à tête de mort.
Les ombres de Frédéric le Grand, du Chancelier de fer et du Kaiser planaient au-dessus de l’assemblée. Hindenburg, en entrant, s'incline devant le siège, vide, du Kaiser. Hitler rend un vibrant hommage au vieux Maréchal-Président et à
« l'union [qui] a été célébrée entre l'ancienne grandeur et la force nouvelle ». Hindenburg, ainsi que de nombreux militaires, en a presque les larmes aux yeux.

Une autre manipulation hitlérienne de haut niveau suivit : La nuit des longs couteaux. En assassinant Roehm et quelques autres cadres de la SA en juin 1934, Hitler rassure l’armée et s'engage, apparemment, à lui laisser l’exclusivité des armes. Les officiers jubilent (Ils ne sentent pas venir la Waffen-SS). Ils jubilent tant qu'ils font semblant de ne pas remarquer que les généraux von Schleicher et von Bredow, qui avaient eu le malheur de s'opposer à Hitler avant la prise du pouvoir, sont également assassinés. Personne ne proteste au sujet de ces meurtres de collègues. Le petit doigt est dans l'engrenage nazi. L’armée pense avoir ainsi renforcé son indépendance et son exclusivité des armes alors que, en fait, elle vient de se compromettre en acceptant que soient assassinés des Allemands, dont des militaires, sans aucun jugement et ce pour des raisons uniquement politiques.

Intervient ensuite l'affaire Blomberg-von Fritsh. Les 2 généraux les plus hauts placés dans la structure de commandement sont victimes d'accusations personnelles graves (Homosexualité pour l'un, avoir épousé une ex-prostituée pour l'autre).
Les dossiers sortent tout droit des officines de la Gestapo. Ces deux officiers sont traînés dans la boue et forcés de démissionner. Hitler peut alors enlever tout pouvoir à l’état major en créant l'OKW (Oberkommando der Whermacht), s'en octroyant le commandement suprême et en y installant des hommes qui ne le contrediront pas (Keitel, Jodl). Personne ne proteste vraiment. L'accusation étant cousue de fil blanc, les 2 officiers supérieurs seront plus tard réhabilités, mais pas réintégrés ! La, c'est toute la main dans l'engrenage. Artiste manipulateur, maître dans les techniques de compromission de ses subordonnés, Hitler fera passer, petit à petit, toute la Wehrmacht dans l'engrenage de la nazification.

La prise en main :

La prise en main du Reich et des Allemands par les nazis est souvent expliquée uniquement par la violence et la terreur. Mais cette explication unique est fausse. La séduction, la persuasion, la conviction furent des éléments extrêmement importants de cette prise en main.

Il convient de rappeler que, entre 1933 et 1944, la «formation» accordée aux membres de la Jeunesse Hitlérienne (Hitlerjugend, HJ) avait formaté de nombreux jeunes soldats tout à fait prêts à abonder dans ce sens. Dés décembre 1938, l’appartenance à la HJ devient obligatoire pour tous les jeunes allemands à partir de l’âge de 14 ans, mais nombreux étaient ceux qui étaient “Pimpf”, l’antichambre de la HJ, à 10 ans, date a laquelle les jeunes allemands prêtaient serment à Hitler:
« En présence de cet étendard de sang, qui représente notre Führer, je jure de consacrer toute mon énergie et toute ma force au sauveur de notre pays, Adolf Hitler. Je suis prêt à donner ma vie pour lui, et je m’en remets a Dieu » (1).

Le travail de Baldur von Schirach, chef des jeunesses hitlériennes, a largement porté ses fruits, préparant les jeunes esprits allemands à la guerre totale et l’obéissance absolue au Führer, mais ceci mériterait une étude particulière.

Immédiatement après la mort d'Hindenburg, le 2 août 1934, Hitler institue le serment au drapeau du soldat, le Fahneneid, par lequel celui-ci s'engageait à lui obéir en tout : «Je jure par Dieu une obéissance inconditionnelle à Adolf Hitler, Führer de la nation et du peuple germaniques, chef suprême des forces armées, et suis prêt comme un brave soldat à risquer ma vie à tout instant pour ce serment».

La propagande nazie réussit, entre autre, le tour de force de convaincre la quasi-totalité des soldats du front de l'Est que, au lieu de se considérer comme les agresseurs racistes qu'ils étaient, ils faisaient partie des «défenseurs de l'Occident», rempart de la civilisation contre l’invasion des «hordes asiatiques judéo-bolchéviques», Staline ayant «préparé l'envahissement de l'Ouest». De nombreuses lettres que des sous-officiers et soldats de la Wehrmacht envoyaient à leurs familles (mentionnées dans livre d'Omer Bartov cité en source) montrent bien qu'ils croyaient en la légende de la «guerre préventive », qu'ils étaient au courant (voire étaient participants) à des massacres de civils (Juifs et Slaves) et les approuvaient.

Dès avril 1941, la Wehrmacht diffusa des ordres en préparation de Barbarossa. Les états-majors concevaient l’invasion de l’URSS comme une guerre idéologique et un combat racial. Ces ordres furent distribués à l’ensemble de la Wehrmacht, précisant clairement cet aspect vital du combat et sa dimension idéologique, demandant aux soldats de les appliquer sans réserve :

«La guerre contre la Russie est une partie essentielle dans le combat pour l’existence du peuple allemand […], la défense contre le bolchevisme judaïque […] chaque situation de combat doit être menée avec une volonté de fer jusqu’à l’anéantissement total et sans pitié de l’ennemi. Il n’y a en particulier pas de merci pour les tenants du système actuel russo-bolchevique. »

Ces instructions furent en fait une campagne de préparation psychologique des soldats à la violence totale.
Les avertissements concernant les attaques dans le dos de soldats russes feignant de se rendre, les groupes de partisans, les sabotages potentiels, y compris par empoisonnement des puits ou le risque potentiel des gaz de combat générèrent des craintes chez les soldats et déformèrent leur vision de la guerre, justifiant ainsi l’extraordinaire violence qui fut présente sur tous les fronts dès le début de l’invasion. Tous les soldats de l’Armée rouge dépassés par l’avance de la Wehrmacht furent considérés comme Partisans. Les masses de prisonniers de guerre furent ceux qui se rendirent suite aux grands mouvements d’encerclement. Pour ce qui concerne les petits groupes (jusqu’à 20 ou 30 hommes), la Wehrmacht les considérait comme des partisans et les fusillait. Le prétexte des Partisans servit également à justifier des fusillades de civils juifs.

Il est intéressant de citer ici un tract clandestin, écrit par un groupe de soldats et diffusé comme étant une consigne officielle aux permissionnaires de la Wehrmacht, qu’Antony Beevor nous livre dans son Stalingrad (2) car il est significatif de l’ambiance qui régnait sur le front de l’Est :

«Vous devez vous rappeler que vous arrivez dans un pays national-socialiste ou les conditions de vie sont très différentes de celles auxquelles vous avez fini par vous habituer. Vous devez montrer du tact envers les habitants, adopter leurs usages et vous abstenir de traits de comportement que vous en êtes venus à affectionner.

Vivres :
N'arrachez pas systématiquement les parquets, car, ici, on met les pommes de terre ailleurs.

Couvre-feu :
Si vous oubliez votre clé, essayez de vous servir de cet instrument arrondi qui s’appelle une poignée de porte. N'utilisez la grenade qu'en cas d’extrême urgence.

Défense contre les partisans :
Il n'est pas nécessaire de demander le mot de passe aux civils ni d'ouvrir le feu si la réponse n'est pas satisfaisante.

Défense contre les animaux :
Les chiens piégés sont une spécialité de l’union soviétique. Dans le pire des cas, les chiens allemands mordent, mais ils n'explosent pas. Tirer sur tous les chiens qu'on voit est peut-être à recommander en Union Soviétique, mais cela risque de faire une mauvaise impression ici.

Relations avec la population locale :
En Allemagne, toute personne habillée en femme n'est pas nécessairement un partisan. Mais malgré cela elle peut être dangereuse pour un permissionnaire.

Remarque d'ordre général :
Quand vous serez en permission dans la Mère Patrie, prenez garde à ne pas trop parler de l'existence paradisiaque que vous menez en Union Soviétique au cas où tout le monde serait tenté d'y venir et de gâcher un confort idyllique»

Il ne faut pas oublier que les premiers crimes de guerre de la Wehrmacht furent commis dés 1939-1940, en Pologne d’abord, puis en Belgique (Massacre de 111 civils par des unités du Infanterie-Regiment 333 de la 225 Division d’Infanterie de la Heer a Vinkt, près de Gand, les 27 et 28 mai 1940) et, enfin, en France (Exécutions sommaires de prisonniers de guerre, comme les Tirailleurs Sénégalais, notamment le long de la Somme par les troupes de Rommel, et au nord de Lyon en juin 1940).

Mais il est clair que les horreurs connurent leur apogée sur le front de l’Est : «AUCUN soldat qui a séjourné ou combattu sur l'Ost front ne pouvait ignorer cette odeur, cette ambiance de mort et d'atrocité permanente qui planait sur les campagnes, autour des gares et des voies ferrées, dans les villages désertés ou brûlés » (3)


L’exemple venait de haut :

Wilhem Keitel : A Nuremberg, il avoue avoir été au courant du traitement infligé aux prisonniers de guerre et des exactions commises contre des civils auxquelles la Wehrmacht a participé. Sa défense tente de relativiser sa position.
Il a connu les ordres criminels mais ne les aurait pas donnés. Les procureurs démontreront le contraire.


Alfred Jodl : Dans son commentaire écrit sur l’acte d’accusation, il parle, entre autres, d’un «mélange d’accusations justifiées et de propagande politique ».
Et ces «accusations justifiées » devinrent des preuves contre lui pendant le procès.Erich von Manstein : (Nous citons ici François Delpla qui regrette que certains généraux de la Heer ne se soient pas retrouvés à Nuremberg)  «Erich von Manstein, froid exécutant des besognes antisémites déléguées par les SS à l’armée pendant cette dernière campagne [Est] : Sa comparution aurait présenté l'avantage politique subsidiaire qu’il s'agissait d'un stratège réputé […] et que sa présence parmi les criminels, suivie d’une lourde condamnation, aurait donné à réfléchir aux écoliers de toutes nationalités qui, aujourd’hui encore et peut-être plus que jamais, admirent ses campagnes sans soupçonner ses forfaits. » (4)
Erich von Manstein émit, entre autres, un ordre du jour en prenant le commandement de la 11éme armée en octobre 1941, dans lequel il déclare que «Le système judéo-bolchévique doit être éradiqué une fois pour toute […] la nécessité des mesures les plus sévères contre la juiverie».

En captivité après Stalingrad, le Maréchal Friedrich Paulus admit que «Les généraux suivirent Hitler à cette occasion et, en conséquence, ils se retrouvèrent complètement impliqué dans les conséquences de sa politique et de sa conduite de la guerre. » Le Général Hermann Hoth, qui commandait la 4éme armée blindée, proclama que «L’annihilation de ces juifs qui soutiennent le bolchevisme et son organisation de meurtre, les partisans, est une mesure d’auto-préservation. »

Le plus tristement célèbre est probablement l’ordre émis par le commandement de la VIème Armée, Walther von Reichenau, en octobre 1941 :
«A l'Est, le soldat n'est pas seulement un homme combattant conformément aux lois de la guerre mais aussi l’impitoyable porteur d’un idéal national [...] Le soldat doit être pleinement conscient de la nécessité de représailles sévères mais justes a l’encontre de la sous-race juive. »




Les autres généraux :
Heinrich Himmler a conduit une série de conférences destinées aux cadres du Reich :
- 6 octobre 1943, à Posen, devant les Reichsleiters et Gauleiters.
- 16 décembre 1943 à Weimar, devant les Amiraux.
- 5 mai 1944 à Sonthofen, devant les Généraux
- Puis encore le 24 mai et le 21 juin 1944, devant d'autres officiers supérieurs.

Un extrait de son discours :
«Je désire vous parler maintenant, dans le cadre de ce cercle des plus restreints, d'une question que vous avez acceptée depuis longtemps comme allant de soi mais qui est devenue pour moi le plus lourd de ma vie :
La question des Juifs (...) Nous sommes, voyez-vous, confrontés à la question : «Que faites-vous des femmes et des enfants ? » Et j'ai décidé, ici aussi, d'adopter une solution sans équivoque. Car je ne trouvais pas justifié d’anéantir, c'est à dire de tuer ou de faire tuer, les hommes tout en laissant grandir les enfants et les petits-enfants
»

Ces conférences étaient en fait destinées, en révélant officiellement l’étendue de la Solution finale, à lier les cadres, y compris les militaires, au régime nazi en leur signifiant ainsi qu’ils étaient complices. A notre connaissance, il ne s’en suivit aucune démission.

Au sujet des autres officiers, citons le quatrième de couverture du livre d’Omer Bartov :

«Confrontée à des conditions de guerre épouvantables, l’armée allemande a connu la déroute des la fin 1941.
Elle a alors été contrainte d’enrôler sans cesse de nouvelles recrues ; elle est devenue une armée de masse. La nation entière fut mobilisée. Au moins un membre de chaque famille connut le front de l'Est.
Une nouvelle image de l’héroïsme s'imposa, dans laquelle la puissance matérielle était remplacée par une conception brutale fanatique du combat. Les pires actes de barbarie furent autorisés par le pouvoir militaire, et les officiers et les troupes se rallièrent à la vision nazie de la guerre, faisant de l'Allemagne le rempart contre le bolchevisme.
La Wehrmacht, armée de conscrits, devint alors l’armée d'Hitler. L’idéologie avait conquis la nation.
»

Dans son livre, Omer Bartov démontre clairement que la sévère discipline de l’armée (15 000 fusillés pour lâcheté, désertion, refus de combattre) avait pour contrepoids l’absence totale de répression pour les exactions, viols, meurtre de civils, pillages, etc. qui, au contraire, étaient devenus la norme à tous les échelons hiérarchiques.

Les «monstres sacrés » :

Le Feldmarschall Erwin Rommel est considéré comme un personnage emblématique de
la Wehrmacht : Officier charismatique et stratège hors pair qui est obligé de se suicider sur l’ordre d’Hitler en raison de son implication dans le complot du 20 juillet 1944. S’il ne s’agit pas de contester les (indéniables) qualités militaires de l’intéressé, la façon dont il est habituellement présenté met toujours mal à l’aise. En effet, on a souvent l’impression que le fait qu’il ait participé (et encore, d’assez loin semble-t-il) à la conjuration est présentée comme un fait qui démontre la bonne foi de la «pauvre Wehrmacht » abusée par Hitler.

Or, jusqu’aux premières défaites sérieuses encourues sur le terrain, ni Rommel ni la Wehrmacht n’ont contesté la politique de Hitler. Les seuls points de différent portaient uniquement sur des questions stratégiques ou tactiques, jamais – répétons-le, jamais – sur le fond de la politique d’Hitler. Aucun de ses aspects n’a, à notre connaissance, jamais été mis en cause par la Wehrmacht. Rommel a réellement commencé à douter d’Hitler quand ce dernier lui a imposé, notamment en Afrique du Nord, des décisions tactiquement désastreuses. L’opposition ne s’est toutefois manifestée qu’au plan tactique ou stratégique, pas au plan politique.

 


En avril 1937, le lieutenant-colonel Rommel, instructeur à Potsdam, prend en charge la formation militaire des Jeunesses Hitlériennes à qui sont distribué une réédition à 400 000 exemplaires de son Infanterie greift an (L'infanterie attaque) sur instruction personnelle de Hitler. En octobre 1938, promu colonel, il assume quelques temps le commandement de la garde d’Hitler.


Il avait de plus soit participé aux conférences d’Himmler citées plus haut, soit en a reçu rapport de l’un de ses collègues, donc le présenter comme blanc comme neige est sans doute loin de la vérité.

Une très récente biographie de Benoît Lemay à son sujet mérite que son quatrième de couverture soit cité ici :

"Plus de soixante ans après sa mort, il personnifie encore le soldat allemand exemplaire, qui inspire le respect aussi bien pour sa formidable maîtrise de l'art de la guerre que pour s'être montré réservé avec le régime nazi. Or, à la lumière des archives et notamment des correspondances privées de Rommel, comme des rapports officiels, Benoît Lemay remet en question cette image apologétique. En réalité, Rommel a été un partisan convaincu du Führer qui lui est resté fidèle jusqu'à la fin et dont la gloire est redevable en partie à la propagande nazie qui en a fait un " dieu de la guerre " issu du peuple. Mais cela n'aurait pas suffi à faire du " Renard du désert " un héros capable d'inspirer Hollywood : l'adversaire britannique a contribué presque autant à la fabrication du " mythe Rommel ". C'est l'histoire paradoxale d'un soldat d'exception au service d'un régime criminel que raconte ce livre."

Le général Dietrich von Choltitz a fort intelligemment bâti sa réputation de «sauveur de Paris» en se rendant au général Leclerc le 25 août 1944 sans avoir détruit l’essentiel de la capitale comme, a-t-il prétendu, Hitler le lui avait demandé.
Cela lui a permis d’être libéré des 1947 et de faire oublier les sinistres forfaits qu’il a perpétré sur le Front de l’Est comme durant le siège de Sébastopol en 1942, ville martyre qu’il transforma en champ de ruines peuplées des cadavres des victimes d’exécutions sommaires et de délibérés bombardements de bateaux évacuants des blessés ou des civils, sans parler des prisonniers de guerre soviétiques utilisés de force à des taches logistiques contre leur propre camp. Il eut d’ailleurs la même attitude impitoyable en rasant Rotterdam en 1940.

Aide apportée par la Wehrmacht aux Einzatzgruppen :

Les Einzatzgruppen, ces unités SS-SD qui ont massacré plus d’un million de Juifs et autres «asociaux inférieurs » dès 1940 à l’Est, n'ont pas agi seuls. Ils furent aidés.

Le rôle des Einzatzgruppen est clairement mentionné dans des instructions du chef de l’OKW, Wilhelm Keitel, le 13 mars 1941 :

«Dans le cadre des opérations de l'armée et dans le but de préparer l'organisation politique et administrative [des territoires occupés], le Reichsführer SS assume, au nom du Führer, la responsabilité des missions spéciales qui résulteront de la nécessité de mettre fin à l'affrontement entre deux systèmes politiques opposés. Dans le cadre de ces missions, le Reichsführer agira en toute indépendance et sous sa seule responsabilité.» (5)

Ces instructions sont détaillées dans un accord négocié entre Reinhard Heydrich, chef du RSHA, via Walter Schellenberg, et le général Wagner, en date du 26 mars 1941, complété en mai 1941 : l’armée était tenue d’abandonner à la SS la police sur les arrières du front, mais également d’aider les Einzatzgruppen en leur fournissant ravitaillement, carburant et autre tout en mettant à leur disposition son réseau de communication.

Des soldats raflèrent eux-mêmes les Juifs et participèrent aux massacres. Ainsi, à Minsk, plusieurs milliers de Juifs furentenfermés par la Wehrmacht dans un camp, puis livrés à l'Einzatzgruppen B qui les assassina.

Lorsque les tueurs estimaient que l’extermination prendrait du temps, ils créèrent des ghettos pour y entasser les survivants en attendant leur élimination.
Mais dans plusieurs cas, cette création ne fut pas nécessaire, comme à Kiev : 33 000 Juifs ont été assassinés en quelques jours, à Babi Yar (Le Ravin des grands-mères) avec l’aide d’unités Wehrmacht de la 6éme armée qui participèrent aux rafles à Kiev et fournirent les moyens de transport.

François Delpla parle des Einzatzgruppen comme étant «l’instrument des nazis pour achever de damner la Wehrmacht tout en mettant le génocide sur orbite» (6) Définition de choc, mais ô combien juste !»


Trop peu, trop tard :

Le complot militaire du 20 juillet 1944, souvent présenté comme un acte de résistance antinazie, est né au moment où il apparaissait qu’Hitler menait l’Allemagne à la catastrophe. Mais encore une fois, il semble que sa motivation essentielle n’était pas une opposition au système mis en place par les nazis, mais aux conséquences qu’allait entraîner pour l’Allemagne une défaite devenue inéluctable. Quant à Rommel lui-même, son degré d’implication dans le complot est une question à laquelle il n’existe toujours pas de réponse finale et définitive.

Les conjurés regroupés autour de Claus von Stauffenberg envisageaient en effet d’éliminer les nazis du pouvoir, obtenir une paix séparée avec les Occidentaux et regrouper toutes leurs forces vers l’Est, peut-être avec l’aide occidentale. Le fait que les Alliés aient exigé une reddition sans condition n’avait pas été vraiment intégré, ni d’ailleurs le fait que leurs compromissions passées avec le nazisme ne faisaient pas d’eux des interlocuteurs acceptables.

En fait, tous ces officiers supérieurs de la Wehrmacht apparaissent un peu comme des enfants qui font la fête parce que quelqu’un, en l’occurrence Adolf Hitler, leur a offert de beaux jouets tout neufs et l’occasion de s’en servir sans limites. Ce n’est que lorsqu’ils voient où ce jeu les mène que soudain certains réagissent. Un peu tard...

Il est également frappant de constater que la Wehrmacht dans son ensemble n’a absolument pas soutenu la tentative de coup d’état, bien au contraire, la grande majorité des soldats ont été scandalisés. Les conjurés étaient tous des officiers d’Etat-major ou ayant combattu à l’Ouest ou en Afrique, aucun officier du front de l’Est parmi eux alors que c’est eux qui étaient les mieux placés en 1944 pour percevoir l’étendue criminelle de la guerre nazie et son inéluctable issue.


Un extrait du témoignage à Nuremberg de Madame Vaillant-Couturier :

Monsieur DUBOST (Procureur français du tribunal) : - Quels étaient les gardiens de ces camps ?

Madame VAILLANT-COUTURIER (Résistante communiste déportée) : - Au début, c'était seulement des SS. A partir du printemps 1944, les jeunes SS, dans beaucoup de compagnies, ont été remplacés par des vieux de la Wehrmacht ;
à Auschwitz et également à Ravensbrück, nous avons été gardées par des soldats de la Wehrmacht, à partir de 1944.

Monsieur DUBOST : - Vous portez témoignage, par conséquent, que sur l'ordre du Grand Etat-major (O.K.W) allemand, l'Armée allemande a été mêlée aux atrocités que vous nous avez décrites ?

Madame VAILLANT-COUTURIER : - Evidemment, puisque nous étions gardées également par la Wehrmacht, cela ne pouvait pas être sans ordres.

Monsieur DUBOST : - Votre témoignage est formel, et il atteint à la fois les SS et l'Armée ?

Madame VAILLANT-COUTURIER : - Absolument (7)

Quelques conclusions :

L’exposition itinérante «Guerre d’anéantissement, les crimes de la Wehrmacht 1941-1944 » dans les années 1990 en Allemagne a fait hurler les associations d'anciens combattants, mais continua sa route avec la bénédiction de la Faculté !

La Wehrmacht (Surtout la Heer) fut dans son ensemble coupable :

- De crimes de guerre, pour en avoir perpétré à tous les niveaux hiérarchiques et sur tous les fronts.

- De crimes contre l’humanité soit pour en avoir perpétré (Rafles de Juifs, aide aux Einzatzgruppen, etc.), soit pour en avoir été complice passif.

Dans ces conditions, chercher un officier de la Heer qui n’aie rien sur la conscience, c’est chercher une aiguille dans une botte de foin.

Il n'existe pas, à notre connaissance, d'autres dictatures ayant réussi à un si haut niveau à convaincre son peuple.
Il y avait de nombreux dissidents et opposants à Staline, même s’ils étaient silencieux ou au Goulag. A la chute de Saddam Hussein, de nombreux Irakiens ont explosé bruyamment de joie dans les rues. Mussolini a été exécuté par des Italiens et la résistance italienne était active. En Allemagne, rien de tout cela. Des 1933, les chefs de l’opposition étaient en camp de concentration ou en exil et la résistance fut extrêmement modeste, ce qui ne fait que mettre en lumière les mérites des rares opposants actifs comme Sophie Scholl et ses camarades de la Rose Blanche. Il n’est pas question ici de considérer tous les soldats allemands comme des criminels mais de montrer l’extrême spécificité du nazisme, qui ne peut être comparé à rien.

Amnésie collective après-guerre :

Le foisonnement de Mémoires-gruyère (avec des trous) d’anciens officiers de la Heer qui furent publiés après la guerre ne générèrent guère de critiques. Cette mansuétude est due à la guerre froide. Les Allemands étaient en "première ligne", il fallait rapidement dédouaner un maximum de gens, surtout les anciens de la Wehrmacht qui pouvaient être appelés à reprendre du service en cas de coup dur sur le rideau de fer et avaient un avantage sur tous les autres membres de l'OTAN : l’expérience de la guerre contre l’Armée Rouge. La plupart des anciens officiers de la Wehrmacht ont repris du service dans la Bundeswehr ou ont travaillé pour la CIA.

Mais il est grand temps, aujourd’hui, de l’admettre.

L’une des forces de l’Hitlérisme est exposée ici : Sa prodigieuse capacité à compromettre les exécutants. Il est très difficile de reprocher à des hommes enfermés dans une machine à tuer et à compromettre aux rouages très bien huilés de n'avoir rien fait ou presque. Ils sont tombés, comme tant d’autres, dans les pièges de la ruse nazie.

Mais qu'ils se soient tous ou presque auto-blanchis après la guerre, faisant porter le poids de leurs crimes sur des absents et sur certaines unités SS et W-SS, est fort regrettable. Leurs aveux étaient pourtant possibles et pratiquement sans risques des 1955. Cela aurait présenté les avantages, entre autres, de permettre de comprendre plus rapidement comment fonctionnait le nazisme et d’éviter d'avoir à polémiquer sur le sujet plus de 60 ans après.

Notes :
1 – William SCHIRER, Le IIIème Reich, Stock, 1966, p. 335.
2 - Antony BEEVOR, Stalingrad, de Fallois, 1999, p.58
3 – Cédric MAS, lettre à l’auteur, septembre 2008
4 - François DELPLA, Nuremberg face à l’histoire, l’Archipel, 2006, p.69
5 - Richard RHODES, Extermination : la machine nazie. Einzatzgruppen à l'Est, 1941-1943, Paris, Autrement, p.21
6 – François DELPLA, Magazine Seconde Guerre Mondiale, Editions Astrolabe, Hors Série septembre 2008, éditorial
7 - Marie-Claude VAILLANT-COUTURIER, témoignage à Nuremberg, 28 janvier 1946, Annales du procès de Nuremberg, Vol. 6.

Sources :
Benoît LEMAY, Rommel, Perrin, 2009
Jean-Luc LELEU, La Waffen-SS, Perrin, 2007.
François DELPLA, Nuremberg face à l'histoire, L’Archipel, 2006 et Hitler, Grasset, 1999.
Omer BARTOV, l’Armée d'Hitler, Hachette Littératures, 1999.
Antony BEEVOR, Stalingrad, de Fallois, 1999.
Heinrich HIMMLER, Discours secrets, Gallimard, 1978.
William SCHIRER, Le IIIème Reich, Stock, 1966.

Source : Alain ADAM et Daniel LAURENT, Du 5 au 8 juin 1940, un tournant ?

Source : Traduction par Laurent Huchard d’un article en italien de Wikipédia, qu’il en soit ici remercié.

 

Un grand merci au magazine «Champs de Bataille» qui nous a autorisés à mettre en ligne sur HistoQuiz cet article de Daniel Laurent qui a été publié en avril 2009 (numéro 27)


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